N° 1344 | Le 31 août 2023 | Critiques de livres (accès libre)
À propos de : féminicides
Récits de crimes
L’autrice, ou plutôt la metteuse en scène du livre Sarah Barukh, a enquêté sur 125 féminicides, la moyenne du nombre de femmes tuées chaque année par leur compagnon en France puis a demandé à autant de femmes connues de raconter chacune un de ces crimes avec sa voix propre, son écriture.
On croise ainsi Andréa Bescond, réalisatrice du film Les Chatouilles (2018) sur l’abus sexuel, Isabelle Carré, actrice, Marlène Schiappa, secrétaire d’État ou Valérie Trierweiler, journaliste, et 121 autres femmes sensibles à cette question sociologique, politique, historique, culturelle et tellement injuste. Le procédé permet bien entendu d’éviter l’énumération et le ton récurrent qui aurait pu lasser le lecteur en dépit de l’horreur du thème. On découvre à chaque nouveau chapitre la victime, l’auteur du féminicide, mais aussi la rédactrice de la petite histoire de quelques pages.
Domination masculine
Peu à peu, à mesure de la lecture, on prend conscience que le sujet est bien celui d’une forme de domination masculine, une sorte de possession symbolique par l’homme violent de sa compagne au-delà même du mariage ou de la vie commune. Tuer, c’est l’acte ultime de possession de l’âme et du corps de l’autre. Tu ne seras à personne, tu n’auras plus aucune liberté, tu ne verras plus tes enfants, tu ne me quitteras pas. Toutes les histoires sont différentes, mais toutes ont ce point commun de la femme comme objet que l’homme violent ne supporte pas de voir échapper à son contrôle. C’est pourquoi le féminicide, mais aussi les violences conjugales concernent tous les milieux sociaux économiques, tous les territoires, car il se joue là une sorte de guerre primitive et sauvage dont l’issue la plupart du temps est prévisible, mais à côté de laquelle nous passons régulièrement.
Société archaïque
Josiane n’a pas connu ses petits-enfants, il reste d’elle ce piano, ses enfants qu’elle adorait. Oui bien sûr, elle quittait souvent la maison en pleine nuit pour échapper à son mari et puis quand elle a pu enfin partir avec ses enfants et bien, il l’a tuée. Marina vivait à Sète, elle aimait se détendre avec son frère en regardant des conneries à la télé pour rigoler, pour oublier son quotidien de violences. Elle a eu une petite fille, sa merveille. Un matin de janvier 2016, elle a fait ses bagages, son mari ne l’a pas supporté : il l’a massacrée à coups de couteau. Hilal aimait l’amour et y croyait et de l’extérieur, on aurait pu croire que sa vie de couple était heureuse, mais elle était tombée dans une sorte de piège sordide et pervers de violences, de chantage à l’enfant, de menaces. Elle est partie pourtant, courageuse. Son mari l’a retrouvée, poignardée devant le gamin, puis s’est jeté par la fenêtre. Plutôt mort que mis en cause par une femme. Daisy était séparée, vivait tranquillement avec son fils mais elle n’a pas complètement, à 50 ans, abandonné l’idée de vivre une histoire d’amour : elle a rencontré un type qui aurait pu devenir son compagnon pour le reste de sa vie mais voilà, le bonhomme s’est révélé jaloux, méfiant. La surveillant sans cesse, persuadé d’être trompé, jusqu’à exiger les codes de son téléphone pour vérifier les messages. La situation a empiré jusqu’à devenir insupportable et le 23 juillet 2019, à Anzin, Daisy est morte sous le couteau de ce compagnon. Le livre est rude, arrache souvent des larmes d’émotion et l’on en sort en colère, mais il reflète bien notre société si moderne et pourtant tellement archaïque.
Étienne Liebig
Sarah Barukh, victime de violences conjugales durant dix ans, a réussi à sortir de l’emprise de son conjoint et à le quitter après la naissance de sa fille, avec le soutien de sa famille. Sport, méditation, consultations avec un psychiatre, anti-dépresseurs et surtout… écriture l’ont aidée à s’en sortir.
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