N° 1257 | Le 17 septembre 2019 | Par Stéphane Richard, éducateur spécialisé. | Échos du terrain (accès libre)
Billet d’un « éduc » ordinaire, qui, parfois, ne fait qu’assurer une permanence (du lien) ; qui, parfois, ne fait que son travail ordinaire.
Ouvrir la porte du Service pour y débuter sa journée, c’est ouvrir un livre dont on ne connaît que le titre et accepter de vivre le fil de l’histoire tel qu’il se présente. Ce jour-là, un samedi, j’espérais de la tranquillité, du calme. Peu de résidentes étaient sur site, cela aurait pu augurer de moments de travail apaisés.
Je prends d’abord connaissance des informations et événements des jours précédents. Je croise mon collègue, veilleur, qui s’est fait menacer cette nuit. Il me raconte sa réalité et en oublie un peu sa retenue professionnelle. Je l’écoute avec la tentation de réprimer certains mots mais avec le sentiment que cela l’aidera à dépasser sa colère. À peine en poste, me voilà déjà dans le bain. Puis j’ouvre le cahier de transmissions, mémoire (parfois défaillante) de l’institution, et apprends qu’il y a un nouveau conflit entre deux mères, que Jennifer, mineure, et sa fille sont parties « on ne sait où » après que sa mère eut refusé de l’accueillir pour le week-end, qu’il y a un problème de lave-vaisselle, que des souris ont été aperçues… Il y a aussi ces rapports que je dois penser puis rédiger, ces projets sur lesquels j’aimerais réfléchir et écrire, ces échanges informels auxquels je voudrais donner le temps nécessaire sachant que je devrais sûrement les écourter quand ils se présenteront. Ça aurait pu être une journée tranquille à l’image de la première heure plutôt calme.
Ainsi, peu après un énième café, Kadiatou, portant sa fille dans les bras s’installe sur la chaise placée en face de moi après m’avoir salué : de cette manière, je ne peux être qu’avec elles. Là, elle sort le lait en poudre, puis la farine, de l’eau, un biberon, le bavoir et vide son sac. Ses gestes sont sûrs, elle est un brin déterminée mais paraît détendue. Elle ne me parle pas. Cela prend un certain temps, elle fait des allers et venues et je ne dis rien puisque c’est ce qu’elle semble attendre de moi.
Après quelques minutes, le téléphone interrompt notre silencieux dialogue. L’appel vient de la mère de Jennifer qui n’en peut plus, me dit-elle. Elle a passé sa nuit à ressasser les derniers évènements qui ont, un peu plus, tendu les relations avec sa fille. Elle me fait part de toute son impuissance, son désarroi, son sentiment d’injustice face à une vie qui n’a pas été tendre avec sa famille. Elle évoque le décès du père de Jennifer, ses autres enfants, son travail et pleure à certains moments. Je l’écoute et accuse réception de ses états d’âme, elle aussi « vide son sac ». Elle est inquiète car Jennifer ne lui répond pas au téléphone et j’accède à la demande qu’elle n’a pas formulée de lui donner des nouvelles quand j’en aurai. Elle s’apaise un peu avant de raccrocher.
Comme j’avais demandé à Kadiatou de sortir (vu qu’en plus de risquer de rompre une confidentialité, elle chantait librement des louanges pendant le début de ma conversation téléphonique), je me trouve, un court instant, seul. J’en viens à me demander comment la vie de famille peut parfois être si entravée par une communication ô combien laborieuse. Je pense à Jennifer que je connais un peu ; enfin je crois. Ce n’est pas toujours facile mais depuis que Jennifer et sa fille sont accueillies, elle laisse apparaître une personnalité agréable. Elle est capable d’écoute et de compromis. Elle vient souvent à la rencontre de l’autre. Elle aime faire plaisir, qu’on lui dise ce qu’elle fait de bien et accepte qu’on lui dise ce que nous aurions fait autrement. Elle possède une culture musicale, ancrée dans son époque et attachée à celle d’avant, celle de ses parents, et chante ou fredonne souvent. Ainsi, Jennifer chante souvent « Si maman si »… comme pour nous dire qu’elle connaît de vieilles chansons et, peut-être, dire autre chose aussi… Lorsque j’appelle Jennifer, nous échangeons sur sa situation et je lui propose de prendre le temps de discuter à son retour.
Nassera, qui était déjà passée devant le bureau sans rien dire, vient s’asseoir. Elle, choisit le fauteuil. Elle veut revenir sur les « embrouilles » qui l’ont opposées au veilleur. Elle donne sa version et entend mon point de vue. Elle dit s’être sentie épiée, attaquée, presque transpercée par un banal regard porté sur elle, comme souvent. Je prends le temps, l’invite à se décentrer de cette situation pour envisager les relations conflictuelles différemment mais rien n’y fait. Elle reste dans ses certitudes et tout juste, je parviens à lui permettre de passer à autre chose. C’est déjà pas mal car cette mère-là a tôt fait d’interpréter sans recul des mots et des idées. Elle s’est sûrement sentie suffisamment contenue puisqu’elle part, sans ponctuer, sans transition vers d’autres préoccupations.
J’en profite pour vider le lave-vaisselle, rentrer les poubelles,… L’heure du repas approche, je prépare la salle à manger. Je m’accommode du repas prévu au menu en y ajoutant d’autres denrées prévues pour le soir. J’espère ainsi amoindrir un mécontentement récurrent et m’épargner d’être à nouveau le déversoir d’un désespoir. Le groupe se retrouve progressivement. Je reste présent pour m’assurer que l’ambiance soit adaptée aux enfants et à une idée que je me fais de la vie en société. Je temporise, je médiatise, je fais une place à chacun dans un espace/temps restreint, propice aux expressions conscientes et affectives, celles qu’un temps de repas loin des siens représente. Celui-ci se passe bien, c’est animé mais chaleureux, qu’en sera-t-il pour le prochain ? Bien que l’heure passe, je laisse à disposition les plats pour celles qui viendraient plus tard. Je sais qu’il y a des horaires à respecter, qu’il me faudra rester peut-être au-delà des miens pour faire le ménage avant de partir mais j’accepte l’idée que la souplesse permette de se sentir considéré.
Peu de temps après, Axelle, qui est en promenade, téléphone pour me demander d’aller voir sa « camarade » car cette dernière serait en pleurs suite au décès de sa grand-mère au pays. À distance, Axelle ne peut l’aider comme elle le souhaiterait et m’investit de cette mission sans trop m’en laisser le choix. Bien sûr, j’avais prévu autre chose mais sa détresse passe avant tout cela. Je monte et frappe à la porte de la chambre, Carla, attristée, ne répond pas. J’insiste, entends une voix timide que je décide d’interpréter comme une autorisation à entrer. Il me faut trouver suffisamment de disponibilité pour que Carla ne se sente pas seule. Je reste un temps avec elle et sa fille. Ce temps est ponctué de longs silences mais en même temps que dire… Puis je lui explique que je dois redescendre et reviendrai la voir avant de partir.
Je reviens donc au bureau, fais quelques allers-retours pour commencer à remettre la salle à manger en état quand je me fais sèchement interpeller par Océane pour des broutilles, puis par Linda dans l’instant suivant sous les yeux de Fatou qui en reste médusée. Fatou réagit et me lance : « Vous vous faites engueuler ! ? ». J’avais bien envie de me laisser aller à sa sympathie mais prends un temps, entre deux portes, pour lui expliquer qu’au fond, ce n’est pas à moi qu’elles en veulent. Ma collègue du soir arrive enfin, je lui transmets ce qui est important qu’elle sache pour s’inscrire dans la continuité, vais voir Carla et quitte la structure presque à l’heure prévue. Je n’ai pu tout dire de cette journée ordinaire durant laquelle, en apparence, je n’ai rien fait, ni rapport, ni activité, ni aménagement ; pourtant, elle m’a semblé bien remplie, pleine de tact.