N° 1258 | Le 1er octobre 2019 | Julien S., ancien président du Conseil de vie sociale (CVS), et A-M et J. Bidart, travailleurs sociaux (1) | Espace du lecteur (accès libre)
Outre le fait d’être travailleur d’Établissement d’aide par le travail (ESAT), Julien (2) est également président du Conseil de vie sociale (CVS) pour trois ans. Très impliqué dans tous les actes liés à son rôle (3), il endosse la responsabilité et l’habit en faisant le choix systématique du costume-cravate. En CVS, il introduit les séances, donne la parole aux représentants des différents collèges, rappelle le cadre, clôt. Il se positionne, argumente, exprime ses accords, ses désaccords en fonction de ce qui se dit, et ce, quelle que soit la fonction de celui qui parle. Il s’active avec ses collègues élus pour la création d’un trombinoscope afin de permettre aux ouvriers de l’ESAT de savoir vers quels représentants adresser leurs questions. Il est à l’initiative d’une charte des délégués élus en rendant l’outil accessible à ceux qui ne savent pas ou peu lire. Il obtient de la direction des tableaux d’affichage dans les salles de détente pour diffuser l’information. Il organise des permanences pour recueillir les idées, doléances et revendications. Dans tous les moments institutionnels importants, Julien prend la parole après le directeur. Son discours commence toujours par « En tant que président du CVS… » : il s’adapte, est opportun avec des mots et des phrases simples. Sa voix porte haut ! Il sait faire référence au collectif et rendre à César ce qui appartient à César, qu’il s’agisse de ses collègues élus ou représentés, ou du personnel de l’ESAT. Avec l’énergie personnelle qui l’anime en situation, Julien agit et s’exprime en homme libre.
Une dynamique institutionnelle s’est progressivement organisée en développant une démarche de réflexion, de participation, de co-élaboration, voire d’intelligence citoyenne entre les professionnels de l’ESAT (travailleurs handicapés et personnels), et avec quelques grandes actions menées sur la période : engager des achats pour l’amélioration de la vie quotidienne sur l’ESAT/réfléchir aux conditions d’une bonne utilisation des vestiaires/développer une meilleure convivialité au moment des repas/etc.
Aussi, lorsque en 2016, un Institut régional de formation sanitaire et sociale a contacté nos services pour intervenir à l’occasion d’une journée de réflexion sur la citoyenneté qui allait réunir plusieurs filières d’étudiants, nous avons fait le pari de proposer aux travailleurs élus au CVS d’intervenir. Il y a, bien évidemment, eu des doutes de leur part… Une fois leur décision prise, il y a eu également besoin d’un peu d’aide pour s’organiser : par la mise en forme de ce que ces hommes et femmes souhaitaient exprimer ; par la création d’un power point qui allait servir de repère en cas de perte de mémoire ou d’un trop plein d’émotion ; par la possibilité de faire des choix pour savoir qui « parlerait au micro », dans quel ordre et pour présenter quoi, puis de l’entraînement afin que chacun puisse maîtriser son texte dans le respect des temps impartis par les organisateurs du colloque ; par du soutien pour que tous puissent dépasser leurs incertitudes et gagner en pouvoir sur leur vie en se sentant prêts à intervenir et répondre aux questions des étudiants et de leurs enseignants.
Ces travailleurs d’ESAT ont relevé le défi avec prestance, en s’exprimant dans un haut lieu d’étude et de savoirs : un amphithéâtre accueillant des étudiants, des formateurs et un grand nombre d’associations invitées… Ils ont été efficaces, se sont exprimés clairement, ont suscité l’intérêt en posant des mots sur qui ils étaient, sur leur mission, sur ce qu’ils faisaient et pourquoi. Ils ont surpris par la pertinence de leurs réponses et par leur engagement… Mais pas seulement : en fin d’intervention, Julien a souhaité reprendre le micro. Avec beaucoup de sérieux et une voix « portant haut et fort », il a remercié l’assemblée et ajouté : « En tant que président du CVS… j’espère avec mes collègues que ce que nous vous avons expliqué, va vous apprendre à bien faire votre métier d’éducateur… plus tard… quand vous aurez votre diplôme. » Quelle surprise ! Y compris pour nous ! Le propos de Julien a fait mouche, touché, fait sourire et même rire l’assistance… Avec, toutefois, un changement de paradigme quant à la question du handicap, qui à ce moment-là ne pouvait absolument plus s’envisager sur le versant du déficit, mais plutôt du côté de l’altérité…
Avec une évolution des représentations autant pour les intervenants (des personnes en situation de handicap, actrices dans un dispositif d’enseignement) que pour les futurs travailleurs sociaux (dans une expérience en situation)…
Avec, en cet instant T, un espace singulier dans lequel pouvait se jouer l’acceptation de la dimension de l’être unique, différent, distinct dans son identité personnelle et sociale : une personne censée être bénéficiaire de l’action des travailleurs sociaux avait collaboré activement à l’exercice de leur démarche formative en ne se laissant pas enfermer dans (ou par) le handicap et la fragilité, en renvoyant l’Autre à sa propre vulnérabilité (un métier à apprendre… un futur diplôme à valider). Dans un rapport de sujet à sujet sur lequel doivent en principe reposer nos métiers et nos pratiques. Plus de deux ans après : au retour d’une prestation dans le cadre d’une activité de production de l’ESAT sur lequel Julien travaille il nous fait savoir qu’une « femme l’a reconnu » (…) « Elle est venue lui parler de quand il avait expliqué le CVS avec ses collègues à l’école d’éducateurs » (…) « À ce moment-là, elle faisait ses études » (…) « Maintenant, elle travaille sur la maison de retraite (4) ». Il exprime avec ses mots une très grande satisfaction car celle-ci lui aurait dit que cette intervention « lui avait appris beaucoup de choses pour son métier ». Avec le sentiment d’avoir eu une parole qui a compté, qui a eu de la valeur, Julien a raison d’être fier ! Pourrions-nous alors conclure en relevant qu’accompagnant, accompagné, peuvent devenir deux individus capables de créer dans une relation d’altérité féconde, respectueuse des différences, dans un positionnement d’acteurs responsables ?
(1) Si 3 travailleurs sociaux ont plus particulièrement soutenu ces élus pour la préparation de leur intervention, la question des droits et de l’altérité correspond à une démarche développée dans leurs services respectifs (un ESAT un Foyer d’hébergement et un Service d’accompagnement à la vie sociale avec un Conseil de vie sociale commun), afin de développer participation, citoyenneté, inclusion qui, selon G. ZRIBI « implique un processus humain, psychologique, social et matériel, dans lequel, des choix réels de vie, la fluidité et l’ouverture des champs (d’éducation, de vie, de travail…), la normalisation de l’existence, les apprentissages pratiques et les liens socio-relationnels sont conjugués pour proposer un continuum de solutions adaptées, plurielles, évolutives ». (Lien social, Juin 2019, pp. 32-33).
(2) Le prénom est anonymisé.
(3) Julien a pu et su dynamiser un groupe d’élus qui s’est saisi des pistes proposées en une formation, pour améliorer le fonctionnement et la dynamique du CVS et de l’établissement. Pour assurer son mandat, il a également fait le choix d’effectuer une autre formation de type « expression en public » pour améliorer ses savoir-faire.
(4) Une équipe de l’ESAT intervient 5 matinées par semaine dans un EHPAD pour faire le ménage dans les chambres et studios des personnes âgées accueillies.