N° 1259 | Le 15 octobre 2019 | Philipe Gaberan, éducateur spécialisé et docteur en sciences de l’éducation | Espace du lecteur (accès libre)
Àl’heure où les intellocrates laudateurs d’une idéologie libertarienne (néolibérale) retournent leurs vestes (1), je retrouve un certain plaisir à lire un Lien Social redonnant la parole à son public et ses lecteurs. Ce geste de politique rédactionnelle renoue avec les intentions d’André Jonis, fondateur du journal, qui à l’origine voulait créer un journal écrit « par et pour les professionnels ». Mais pour que ce renouveau ne dure pas le temps que dure un feu de paille, il va bien falloir que les professionnels osent prendre la plume pour dire ce qu’ils ont à dire et accueillent les écrits de leurs pairs avec la même considération qu’ils portent aux « grands sachants »… tous ces pseudo-experts venus de champs disciplinaires limitrophes et qui, à la manière d’un Jean-Jacques Rousseau dans L’Émile ou de l’éducation, viennent leur dire ce qu’il faut faire à défaut de le faire eux-mêmes.
Or cette envie-là de clamer haut et fort ce qui leur fait vouloir « être éducateur », je la sens chez les étudiants et futurs professionnels partout où je les rencontre, que ce soit dans un amphi de la Haute École de Charleroi en Belgique ou de l’Institut régional du travail social (IRTS) Parmentier en Ile-de-France… pour n’évoquer que deux de mes plus récentes séances de travail. Et de tous les échanges, je veux retenir les propos confus parce que sans aucun doute assez désespérés de cette étudiante ne sachant plus, lorsque j’évoque les valeurs forcément humanistes fondatrices des métiers de l’humain, si je parle d’un temps n’ayant jamais existé (un rêve) ou si je parle d’un temps connu mais depuis disparu (un cauchemar)… ou bien encore si je parle d’un temps de nouveau possible (un espoir). Mis à mal par trente années de déshumanisation du lien et laminés par tous les référentiels de bonnes pratiques faisant de l’application stricte de protocoles ou de procédures la garantie d’une bonne distance aux personnes accompagnées, beaucoup d’équipes en place n’ont plus ni la force ni le goût d’accueillir des stagiaires et de leur transmettre l’essence de leur métier.
Au cœur de cette déroute, la haine du politique ou la légitimation de la violence ni ne répareront le gâchis ni ne calmeront les rages. Alors, il va falloir non pas courber l’échine mais relever la tête. Il va falloir lire, écrire, témoigner, partager… Et ce d’autant plus qu’il y a loin de l’expérience au savoir expérientiel. Il va falloir être de nouveaux fiers de cette éducation spécialisée dont la spécificité ne saurait être traduite par le terme de travail social ; comme le rappellent Maurice Capul et Michel Lemay dans la toute nouvelle réédition de De l’éducation spécialisée (2). C’est à eux d’ailleurs que je laisse le dernier mot : « Si une éthique de l’éducation spécialisée signifie en effet qu’il faut oser regarder et remettre en cause son pouvoir, elle veut aussi dire qu’il ne peut pas y avoir d’éducation sans ferveur, sans amour et sans points de repère » (p. 566, de la nouvelle édition).
(1) Lire l’excellent article de Nicolas Truong sur Guy Sorman (« Guy Sorman, le temps de l’autocritique ») dans le journal Le Monde daté du 17 septembre 2019.
(2) Éd. Erès, 2019.