N° 1260 | Le 29 octobre 2019 | Par Blandine Dereux-Cosnier, éducatrice spécialisée | Espace du lecteur (accès libre)
Professionnels de terrain, nous pensions tous que la loi de 2015 sur l’accessibilité permettrait une réelle amélioration pour les personnes handicapées que nous accompagnons ; or la mise à mal des services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) du Haut-Rhin par des coupes budgétaires nous inquiète fortement : diminution des postes éducatifs, augmentation du nombre de personnes accompagnées, et donc diminution du temps disponible pour chaque personne accompagnée. En parallèle, il y a aussi une augmentation du travail administratif. En effet, « la vie moderne » a multiplié les démarches administratives et il faut être « connecté » aujourd’hui, avoir une adresse mail… Difficulté de plus pour les personnes ayant un handicap mental.
Il faut donc les aider, les accompagner, il faudrait avoir le temps de leur apprendre à faire. Notre accompagnement auprès des personnes pouvait leur permettre de choisir de vivre dans un logement autonome, comme tout le monde, de s’inscrire dans une vie sociale, d’accéder aux soins et à la culture. Ainsi une personne handicapée n’était pas obligée, du fait même de son handicap, de vivre en structure d’accueil : elle pouvait faire le choix de vivre en autonomie, avec le soutien d’un SAVS. Combien de fois nous a-t-on dit : « Vivre ou travailler en milieu ordinaire, c’est dur, mais c’est un challenge, c’est ce que je souhaite et sans l’aide du SAVS je n’y arriverais pas… » ?
Pour beaucoup de personnes handicapées mentales, sans l’accompagnement régulier du SAVS, les difficultés vont s’accumuler et elles devront soit intégrer une structure (ce n’est pas leur souhait et, en plus, elles seront à la charge de la société avec des prix de journée plus élevés), soit voir leur qualité de vie se détériorer (hygiène du logement, relation avec le voisinage, isolement social, suivi santé…). Au moins deux tiers des personnes accompagnées sont seules et sans soutien familial. C’est notre regard, notre soutien qui peut leur permettre de se sentir « capable », d’être à la hauteur : capable d’habiter seul (malgré les difficultés), capable de travailler (comme tout le monde), d’appartenir à un environnement social, de s’y adapter (malgré le regard des autres). Mais cette relation humaine que nous instaurons, ce regard bienveillant ne sont pas pris en compte par les financeurs : ils ne rentrent pas dans les cases des bilans annuels, on ne comptabilise que « le faire » et non « l’être ».
Bien sûr, nous avons peur pour nos postes mais nous sommes aussi très inquiets pour ces personnes qui seront sans soutien et sans un accompagnement rapproché : encore aujourd’hui, le handicap mental fait peur. Je suis éducatrice depuis quarante ans. J’ai fait le choix de travailler auprès de personnes adultes handicapées mentales depuis plus de vingt-cinq ans. En vingt-cinq ans, j’ai fait de belles rencontres, des professionnels bien sûr, mais aussi beaucoup de personnes handicapées mentales : elles forcent notre respect tous les jours, mais il y a encore beaucoup à faire, beaucoup de « regards » à changer pour qu’elles puissent s’épanouir dans notre société (dans la santé, la culture, le voisinage…).
Alors aujourd’hui, face à cette réduction de moyens, je constate que nous ne pourrons plus accompagner les personnes, les soutenir, les valoriser, les responsabiliser, les aider à s’intégrer et à être acteurs dans leur environnement social, faute de temps. De plus en plus nous faisons à leur place pour aller plus vite, pour répondre à des exigences de rentabilité. Nous les assistons dans leurs démarches, mais nous n’avons plus de temps à leur consacrer pour apprendre, pour être plus autonomes, plus épanouis… C’était pourtant le sens profond de notre travail et de notre engagement.