N° 1265 | Le 21 janvier 2020 | par Céline Vander Elst, éducatrice spécialisée - formatrice | Échos du terrain (accès libre)
Ma première rencontre avec Félix remonte à 2001. J’étais alors éducatrice sur le foyer de post cure d’un Centre de soins spécialisés aux toxicomanes à Paris. À sa sortie de prison, il avait intégré une chambre d’hôtel, puis le foyer de postcure où je travaillais alors. Je me souviens d’un homme silencieux et distant. Quasi mutique, il nous dévisageait en silence pendant les entretiens. Il ne se liait pas d’avantage avec les autres résidents. C’était, en revanche, un grand amateur de café. Je n’ai pas eu l’occasion d’apprendre à le connaitre. Il a décidé de lui-même de partir sans explication. Je l’ai retrouvé, quelques années plus tard, dans le même centre, devenu centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), dans le service d’appartement thérapeutique, à la demande du médecin psychiatre qui continuait de le suivre depuis son entrée dans notre établissement.
De la vie de Félix, je n’ai que peu d’éléments. Il semblait éluder les questions trop personnelles. Les seuls éléments que je possédais : il avait un grand parcours de rue, connu la prison et percevait une Allocation aux adultes handicapés (AAH). Il avait apparemment consommé du cannabis, de l’alcool et de l’héroïne par le passé. Il ne s’épanchait pas sur le sujet. Mais nous n’avons jamais constaté d’éléments qui auraient pu nous laisser penser à des consommations, encore moins à une addiction.
Félix refusait de voir un psychologue, il avait le « docteur C. », son psychiatre auquel il avait accordé sa confiance. Il le rencontrait tous les quinze jours pour son traitement de substitution et ne souhaitait aucun autre traitement. En entrant sur le service d’appartement thérapeutique, il s’engageait à me rencontrer une fois par semaine et à trouver un emploi. Son médecin était dubitatif sur cette perspective et, effectivement, assez rapidement, je décidais d’arrêter de lui parler projet professionnel. Lors de ma première visite à domicile, je fus surprise de trouver son sac de couchage sur le canapé convertible. Je pris l’initiative de récupérer draps, couette et oreiller et décidais de lui faire son lit à l’occasion d’une visite à domicile. Tout en m’afférant, je lui vantais le confort d’un lit douillet. Pour toute réponse, j’eus le droit à un éclat de rire. Je pris l’habitude de retrouver le sac de couchage sur le clic clac ainsi qu’à une longue série de rires. Envisager des activités ? Rire. Proposer une amélioration du logement ? Rire. Pour les entretiens, Félix était réglé comme une horloge : chaque mardi matin, je le rencontrais, à mon bureau ou chez lui. Aucune dérogation possible à cette règle pour lui. Lorsque je devais décaler un rendez-vous, il opposait à chaque proposition un refus pour cause de rendez-vous extérieurs. Intrigués, nous tentions avec son psychiatre d’en savoir plus. Il nous a fallu du temps pour comprendre que Félix, pourtant très solitaire, avait un réseau de socialisation bien à lui. C’est à l’occasion d’un remplacement aux Restos du Cœur que je le croisais un soir. Lorsqu’il me vit, il me lança un : « Bonjour Madame Vander Elst », de son ton habituel, au rythme haché, puis éclata d’un rire sonore. Il mangea en silence, ponctué par quelques rires soudains lorsqu’il levait la tête pour me regarder, sans piper mot à ses voisins, aucun lien avec les autres personnes attablées qui, pour la plupart, semblaient se connaitre.
Extrêmement ritualisé, il avait organisé ses journées du temps où il était à la rue. À jour fixe et heure fixe, il se rendait dans différentes associations en fonction de ses besoins : prendre une douche, laver son linge, boire un café, déjeuner, diner. La fin de la prise en charge se profilait et nous n’avions aucune solution d’hébergement malgré tous les documents que je remplissais à la hâte pour qu’il puisse accéder à un logement autonome. Félix ne supportant pas la collectivité et ne présentant aucun projet autre qu’un logement, les possibilités de lui trouver un hébergement étaient très minces. Comme si ce n’était pas assez, l’absence de traitement psychiatrique constituait un autre frein à son relogement. Félix n’était pas délirant, mais il avait tous les symptômes d’une pathologie psychiatrique : il était extrêmement ritualisé et pas seulement dans l’organisation de son quotidien, il avait un lien à l’autre extrêmement distancié et disons, des idées assez particulières, des « bizarreries » ainsi que des troubles du langage qui se caractérisaient par un mutisme partiel. La fin de prise en charge sonna au début de l’automne et Félix, sans un mot, prit son sac de couchage : direction la rue. Néanmoins, tous les mardis, toujours ponctuel, il frappait à la porte de mon bureau. Je tentais désespérément de lui trouver un logement, aidée par son psychiatre. Il dormait où il pouvait, le plus souvent dans des cages d’escalier avec son sac de couchage, parfois dans des halls d’hôpitaux, au pire dehors dans des parcs. Il ne se plaignait pas, il avait passé ses vingt dernières années de cette manière. Mais son état physique se dégradait. Au bout de six mois de démarches, il intégra enfin un logement situé à côté de notre centre, dans une maison relais. À ce jour, Félix n’a jamais participé à aucune des activités collectives proposées. Il vit toujours dans son studio et se rend avec une régularité d’horloger à ses rendez-vous chez son psychiatre.
Que faire de ces personnes qui, pourtant autonomes, même si cette autonomie ne revêt pas une forme conventionnelle, ne rentrent pas dans les « clous » des exigences des structures d’hébergement ? Ces exigences, souvent légitimes au regard du cadre de réglementation des établissements qui obéit à des commandes politiques, peuvent être vécues comme des contraintes : contraintes aux soins (traitements médicamenteux non souhaités), contraintes sociales (précarisation en termes de logement, de droits aux prestations sociales, exigence de projet professionnel), mais aussi contraintes légales (mise en place de mesures de protection type curatelle ou tutelle). À ces contraintes, certaines personnes préfèrent la rue. Pour les travailleurs sociaux aussi, ces situations sont difficiles. Elles demandent plus de travail de partenariat, de connaissances des structures locales spécialisées, plus de souplesse aussi dans l’accompagnement, ce qui conduit parfois à déroger à quelques règles institutionnelles. Elles renvoient également à un sentiment d’inefficacité, d’échec lorsque l’issue du séjour est un retour à la case départ : la rue.
La tentation est grande alors de se désinvestir et de renvoyer la personne à son manque d’adhésion « aux soins » tels qu’on les conçoit dans une certaine « normalité ». En raison de l’inadéquation des modes d’accueil pour une population en incapacité d’entrer dans le processus d’intégration sociale ou professionnelle attendue, le dispositif Housing first est porteur d’espoir : l’espoir d’un soin (presque) sans contrainte. Sans la contrainte de devoir motiver sa demande par un projet, professionnel par exemple, ou de répondre à des attentes institutionnelles trop coercitives au regard du parcours de la personne. Envisager l’accès à un hébergement avec un degré minimal de contraintes non fondées du point de vue social, éducatif, thérapeutique revient à placer la personne au centre de l’accompagnement, en respectant ses besoins, ses désirs, mais aussi à considérer l’hébergement comme une composante essentielle au soin : gage de stabilité pour les uns, espoir de rétablissement pour les autres.