N° 1265 | Le 21 janvier 2020 | Par Karine Vaucelle, monitrice éducatrice et aide-soignante | Espace du lecteur (accès libre)
Je suis les murs, les « f’nêtres » et les portes. Je suis épais, j’ai des barreaux et des serrures. Je suis là pour garder à vue, parfois à vie. Garder à vue, pas forcément en Vie, les p’tits les grands et les vieux. Garder toute la misère, toute la souffrance et toute l’errance surtout depuis la fin de la guerre. Tous les monstres, toutes les folies qui ne peuvent se fondre dans la foule hystérique d’un pays en décombres, à reconstruire. Depuis que j’existe je contiens le danger, enveloppe la maltraitance ou isole du froid, de la déchéance. Je rassemble sur un même sol, ceux que l’on désigne fous, débiles, clochards, voyous, vagabonds, indigents. En ces temps, j’étais l’établissement des incurables, l’asile, l’hospice. J’étais la DASS, j’étais le bagne. Je suis devenu le centre, le foyer, la pouponnière, la maison d’enfants, la maison de retraite, l’hôpital psychiatrique, le centre de rétention. Je suis les murs, les fenêtres et les portes.
À partir des années 70, on me repeint, me décharge du Salut et du poids des barreaux pour recueillir. Recueillir parfois à vie, des p’tits, des grands, des vieux et surtout des « naufragés ». Au côté des soutanes, de nouveaux porteurs de clés montent et descendent mes escaliers. Ceux-là ne croyaient pas trop en Dieu mais plutôt en l’Autre. Ils pensaient le « sujet », se voyaient à chaque pas en « semeurs de graines ». J’entendais leur nom telles des arcanes sortir de la bouche des recueillis : éducateur, assistant social, psychologue, psychiatre. Un peu plus chaleureux que moi, ces hommes et ces femmes proposaient à la société, déjà reconstruite et consommatrice, de nommer le semblable avant l’intolérable.
Je suis les portes, les f’nêtres et les murs. Dans les années 90, on me modernise. J’existe alors pour accueillir. Accueillir des p’tits, des jeunes, des adultes, la courbure des vies âgées. Des architectes ravalent mon intérieur, estompent mes stigmates du passé. Ils planquent mes moulures sous des faux plafonds, étirent des câbles dans toutes mes entrailles. Mes espaces collectifs, pour dormir, se laver, se soulager, deviennent privés, lieux d’intimité. Les dernières cornettes, à l’heure de la retraite, referment leur missel pour servir comme jadis au presbytère. Les porteurs de clés, eux, ne veulent plus seulement ouvrir et fermer des portes. Ils veulent devenir le mur sur lequel l’Autre projettera son lent deux mains.
Je suis les f’nêtres, les portes et les murs. À l’orée de l’an 2000, on me rebaptise « lieu de vie ». Je suis coloré, vivant, même mobile. Je ne retiens plus rien ni personne et la société en dette m’accorde désormais du crédit. Je n’ai plus à « contentionner » la différence, sauf sur ordonnance. Ma fonction est de défendre sans condition le droit à l’existence, à la citoyenneté. De soutenir chaque jour, l’action, de professionnels de l’accompagnement, pour que les pas ou les roues de ceux qui me touchent trouvent le chemin d’une société ouverte. Ouverte à la différence, consciente qu’à tout moment, elle pourrait avoir besoin de pousser la porte d’une réalité aux murs colorés, aux f’nêtres sans barreau, dont on lui confie la clé.
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