N° 1265 | Le 21 janvier 2020 | Par une travailleuse sociale préférant rester anonyme | Espace du lecteur (accès libre)
En ce mois de novembre, une de nos collègues s’est suicidée. Après un reclassement dû à un grand mal-être en maison d’enfants à caractère social (Mecs), elle venait de débarquer dans notre gigantesque service d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad), espérant sûrement y trouver de la ressource, du sens. Son geste fatal nous questionne tous. Voici le texte qu’il m’a inspiré.
Elle est partie sans faire de bruit. Elle est partie comme tant d’autres avant, comme combien d’autres après ? Elle est partie laissant ceux qui restent avec leurs questions, ce qu’ils ont dit, pas dit, fait, pas fait…
Mais là-haut, se posent-ils la question ? Se posent-ils des questions ? Se demandent-ils s’ils ont une part de responsabilité ? Se cachent-ils derrière « Ça s’est passé en dehors du travail » ? Se demandent-ils ce qu’il en aurait été si nous avions eu des espaces d’analyses, des espaces de convivialité, des espaces d’humanité ?
Je ne la connaissais pas, juste croisée dans les couloirs, échangé quelques mots entre deux dossiers,
Et pourtant… Pourtant son geste résonne, résonne grave. Est-il vraiment l’heure de s’interroger sur la qualité de vie au travail ?
De quoi parle-t-on ? À tous ces gens en quête de sens… à tous ces travailleurs qui cherchent comment tenir ? Comment continuer à faire leur travail correctement ? À tous ceux qui déjà pensent à s’enfuir ?
L’heure est grave. Et ce n’est en nous disant que c’est pire ailleurs, que ça vient de plus haut, que nous n’avons pas le choix… que nous irons mieux. La responsabilité de l’institution, comme celle d’une famille, est avant tout de prendre soin des siens. Pas de suivre machinalement les injonctions. Qu’en est-il de l’éthique de notre institution ? Un comité en place et c’est tout ? Qu’en est-il des valeurs ? Un slogan à coller sur les voitures et c’est tout ? Quelle est cette machine qui nous broie ? Qui broie jusqu’à nos élans les uns envers les autres, parce que trop pressés, trop préoccupés… qui broie nos espaces de convivialité, nos petits fours à la sortie des réunions, capables de nous faire décompresser tous ensemble… Quelle est cette machine qui broie nos espaces de pensée parce que jugés trop coûteux ? Quelle est cette machine qui fait de nous des remplisseurs de cases, des applicateurs de protocoles, des travailleurs sociaux asociaux ? C’est quoi ce monde ?
J’ai peur du jour où quand quelqu’un tombera, personne ne s’arrêtera pour l’aider à se relever parce que trop pressé, trop préoccupé, trop apeuré ; du jour où ils seront tellement nombreux à tomber qu’on ne pourra plus s’arrêter, plus avancer. C’est quoi ce monde ? Où ils ne comprennent pas que le bien-être au travail c’est primordial ; que si on ne prend pas soin des soignants, ils ne peuvent plus soigner ; que si on ne prend pas soin des éducateurs, des instituteurs, ils ne peuvent plus accompagner ; si on ne prend pas soin des chefs, ils ne peuvent plus soutenir ; si on ne prend pas soin des secrétaires, elles ne peuvent plus transmettre ; si on ne prend pas soin des agents de nettoyage, ils ne peuvent plus rendre accueillant.
Comment font-ils pour ne pas comprendre que le travail social a besoin d’humains bien dans leur peau, bien dans leur institution, bien dans leur équipe ? À besoin d’humains ? C’est quoi ce monde qu’elle a choisi de quitter ?