N° 1269 | Le 13 mars 2020 | par Jenna Schlienger, monitrice éducatrice | Échos du terrain (accès libre)
On croit facilement que les épreuves peuvent encore plus fragiliser
les personnes les plus précaires. Il n’en va pas toujours ainsi, bien au contraire. Témoignage.
J’ai commencé à travailler à l’Association de logement pour les sans-abri (ALSA) à une période de ma vie où j’avais décidé de tout changer et d’oser me lancer dans le secteur de la précarité, domaine qui m’attirait tant, mais dont les préjugés et les échos que j’avais eus, me faisaient peur. J’ai laissé derrière moi, mes valises remplies de doutes et je me suis lancée.
J’ai très vite senti que mon regard professionnel sur mon métier ne serait plus jamais le même. Ces personnes accueillies ne se heurtaient pas seulement à un système social, mais à la vie elle-même. En peu de temps, j’ai compris que les travailleurs sociaux qui les accompagnaient n’étaient pas là uniquement dans un but éducatif, mais réellement par conviction. Pour la première fois au sein d’une association, dans une équipe professionnelle et auprès de personnes accueillies, je me suis sentie à ma place. Je suis donc devenue monitrice éducatrice, référente d’une résidence accueil logeant seize personnes, toutes orientées en amont par deux secteurs psychiatriques partenaires.
Non seulement, j’avais fait le choix de travailler dans un domaine que je connaissais peu, mais en plus nous avions un partenariat avec un secteur qui était pour moi totalement nouveau : la psychiatrie. Les visites à domicile, les crises d’angoisse, les rires, les pleurs, les cris, les traumatismes, les infirmiers, les médicaments, les hospitalisations, les hospitalisations sous contrainte, la police, les psychiatres, le café, les trajets en voiture, les entretiens individuels, les repas et j’en passe… Toutes ces choses qui ont commencé à faire partie de mon quotidien vite, trop vite peut-être. Parce que même si tout est nouveau, tout est inconnu, il faut agir, mais agir vite. Être réactif, attentif, savoir comprendre, comprendre oui, mais apprendre surtout à écouter. Pas écouter pour établir un profil ou rédiger un projet, écouter pour permettre à votre interlocuteur de survivre, d’exister. Les discussions deviennent alors parfois de longs monologues où vous ne pouvez qu’hocher la tête car la moindre de vos paroles peut faire basculer la personne dans un délire de persécution ou autre. On avance en tant que professionnel, à tâtons, mais on recule aussi, on recommence et enfin on apprend à échouer. Echouer, oui, parce que l’on découvre que non seulement l’on travaille avec un public précaire et en difficultés psychiatrique mais en plus qui ne veut rien, ne souhaite rien et ne demande rien.
En formation, on ne vous apprend pas à travailler avec des personnes qui ont de tels profils. Vous découvrez que, très souvent, ce ne sont pas elles qui viennent à vous mais vous qui devez le faire. Si rapidement vous n’actionnez pas « la machine du lien », vous établirez peut-être des rencontres, vous remplirez surement vos missions ou répondrez correctement à votre fiche de poste ; mais l’essence même du travail éducatif vous échappera.
Je suis peut-être une privilégiée, mais moi c’est un événement qui m’a fait découvrir l’essence de ce travail. Privilégiée ou pas, car c’est une belle ironie pour moi d’utiliser le mot essence, quand on sait que c’est un activateur de flammes et que l’évènement en question est un incendie. La résidence accueil a été la proie de quatre incendies répartis sur cinq mois environ. Les locataires y ont à peu près tout perdu, en sachant que la plupart n’avaient déjà pas grand-chose. Ces divers feux ont entrainé de terribles changements dans leur quotidien, mais également dans celui de l’équipe professionnelle encadrante. Les deux premiers feux n’ayant entrainé que quelques dégâts matériels avec de faibles répercussions sur les appartements, la majorité des personnes avaient pu rester dans leur appartement malgré la peur d’un nouvel incendie. Ce sont les troisième et quatrième sinistres qui furent les plus dévastateurs. Ils entrainèrent l’hospitalisation de plusieurs résidants (dont l’un se trouva dans un état critique), ainsi que le relogement de quatorze personnes dans divers hôtels de la ville. Je pourrais citer des dizaines d’exemples de situations douloureuses vécues à leurs côtés, durant cette période. Je passe sur les innombrables allers retours entre le bureau et les hôtels, les hôtels et le 115, le 115 et la police ou encore sur les interminables discussions pour tenter de rassurer, d’épauler, d’écouter alors que nous-mêmes nous n’étions alors plus vraiment sûrs de rien.
Pourtant, il a fallu tenir, y croire, tendre les bras, essayer car, petit à petit, on se rendit compte que le repère n’était plus un logement, un bureau ou une adresse, mais « vous ». Le travailleur social, que vous incarnez alors, devient l’élément stabilisateur dans la crise. J’ai découvert que le fait d’avoir été présente, mais surtout, d’avoir été touchée et marquée par leurs situations a entrouvert une porte sur la relation éducative. Pas un seul instant, je n’ai eu l’impression qu’ils doutaient de moi, alors que tant de fois j’ai dû me faire violence pour ne pas craquer. Tant de fois, leur force face à l’adversité et la bienveillance qu’ils avaient à mon égard m’ont sidéré. C’est à ce moment-là, que quelque chose s’est passé, quelque chose a surgi entre ces gens et moi. Pas uniquement moi la travailleuse sociale, mais moi aussi, la personne. Cet évènement traumatisant était devenu la clef me permettant d’entrer au cœur de l’accompagnement. Leur galère à eux durera plus de six mois.
Avec du recul et en dressant un bilan de cette période, on peut mettre bout à bout tout ce qu’il y a de positif dans cet événement : la cohésion d’un groupe, l’union, l’entraide, l’accompagnement, la proximité qui s’est installée entre « eux et nous ». Et c’est bien cette proximité qui, aujourd’hui encore, me permet de garder un lien fort avec certaines personnes, malgré le fait que je ne sois plus leur éducatrice. Cette proximité, mais aussi ce lien de confiance que je n’ai jamais cessé de choyer et qui aujourd’hui définit la professionnelle que je suis devenue : une travailleuse sociale qui du « rien » tente de faire « un peu ».