N° 1269 | Le 13 mars 2020 | par Émilie Grongnet, Conseillère en économie sociale familiale CAF | Espace du lecteur (accès libre)
Je savais qu’un jour dans ma carrière professionnelle j’y serais confrontée. Je savais que cela pourrait m’arriver tôt ou tard. Cependant, je crois que malgré moi, je tentais d’échapper à cette possibilité en restant éloignée d’un tel évènement. Et malgré toutes ces précautions, cette mise à distance qui me paraissait si nécessaire pour que je puisse continuer à travailler sans peur, sans crainte, sans attache, j’ai dû y faire face malgré moi.
Il m’a cueillie au retour des vacances. Je ne pensais pas que cela serait lui. J’imaginais un autre, plus jeune, plus fragile, moins visible à mon regard. En fait, je n’imaginais rien du tout… Je pensais que cela arriverait forcément un jour mais que je ne le connaîtrai pas et que par conséquent, cela ne m’atteindrait pas. Il avait 7 ans et il s’appelait S. J’ai appris son décès en ce jour du 3 janvier, à mon retour.
Je l’accompagnais lui et son papa dans le cadre de l’allocation journalière présence parentale. Il est venu me voir au bureau, six mois auparavant, plein de vie, en rémission, prêt à reprendre l’école. Il était prêt pour sa vie d’enfant après des années de soins, d’hospitalisation, de combat contre la maladie. Même si la maladie avait perdu une première guerre, elle avait eu raison du couple qui, après de nombreuses années de combat, s’était séparé.
Le papa, présent 24 heures/24 avait tout abandonné pour son enfant : toute vie professionnelle, personnelle, sociale. Uniquement dévoué à S., uniquement à son écoute, à celle de ses désirs, de ses souffrances, de ses revendications bien légitimes. Je voyais Monsieur fatigué, usé par ces années de lutte et désarmé, paradoxalement, quand la maladie s’était tue. Qu’allait-il faire ? Il avait encore peur pour son enfant. Une peur sourde, légitime que seuls les parents peuvent identifier, nommer et qui est vorace. Il avait raison. La maladie a lancé un ultime assaut en cette fin d’année. Cette fois, plus vive, plus forte, sans déclaration.
En quelques jours, l’enfant a été emporté et en quelques jours, la vie de ses parents s’est effondrée. La mienne aussi… parce que je le connaissais, qu’il avait un visage, une identité, une existence réelle. Parce qu’il avait l’âge de mon fils. J’ai pensé à tous les jeux qu’il ne pourrait pas faire, à toutes ces parties de jeux, de football, de billes qu’il manquera. À toutes ces étapes de vie qu’il ne franchira pas. À cette petite vie prise. À cette injustice. J’ai pensé au papa et à sa détresse, à son isolement, sa solitude. Il est parti. Il a tout quitté, même la région, laissant S. derrière lui. La charge est trop lourde, les souvenirs d’une vie trop présents. Maman a refait sa vie depuis longtemps. Une nouvelle famille l’attend. Sa peine n’en sera pas moindre. Mais, elle, je ne la connais pas. Je pense à ce papa si fragile, si patient et si aimant. Je pense à S. et à l’injustice de cette maladie.
Je pense aux enfants que j’accompagne et dont je ne connais que le prénom, à ces petites vies qui débutent dans la souffrance, à ces parents dévoués, qui abandonnent tout pour combattre la maladie et soutenir leurs enfants. Je pense à moi et à ma vaine tentative de me préserver, d’éloigner, de rationaliser. Mais, malgré tout, le deuil est lourd à porter, même pour nous travailleurs sociaux. Il s’appelait S. et il avait sept ans. l