N° 1270 | Le 31 mars 2020 | Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés | Espace du lecteur (accès libre)
Qu’est-ce que tu fais Manon ? – Je regarde le parc. Confinée sur le balcon d’un mètre carré, sa poupée dans les bras, Manon regarde le parc, en effet. Temps magnifique, feuilles qui bruissent dans le vent et pas un chat, enfin si, un chat alangui sur le toboggan. En trois mois, Manon a vu les feuilles, les fleurs, les insectes débouler dans son espace visuel. Ses parents eux, sont restés bloqués dans le virtuel. Avant, avant la catastrophe du 12 mars à vingt heures, elle était, comme ils sont devenus, le nez dans une tablette quand papa et maman ne la regardaient pas. S’ils la surprenaient, elle se faisait houspiller, file dehors, mets un manteau, vas respirer l’air pur plutôt que de t’abrutir devant des jeux vidéo.
Oui, elle sait bien que la catastrophe ce n’est pas l’allocution, la catastrophe personne ne l’a vue venir. La catastrophe même pas peur, elle est loin au-delà des frontières dans un pays qu’elle ne connaît même pas. Et le 12, bling ça lui tombe dessus, elle ne pourra plus mettre le nez dehors à partir du 16. Le 13, oui elle pourra encore, dernier jour d’école, le virus doit être coincé à la frontière ou retenu par des impératifs qui lui échappent. Sacré 12 qui reste gravé. Et puis, y’a eu ce fameux 16 où Manon entend que c’est la guerre. Le président est sur l’écran, ses parents sont devant. Ce jour-là tout a basculé. Ses parents, médusés, lui ont laissé un goût amer dans le cœur. Elle n’a pas posé de questions. La gravité venait de lui tomber dessus, adieu l’insouciance.
Depuis, – le dehors – lui manque. Elle voudrait revenir en arrière pour se fabriquer un trop de souvenirs qu’elle pourrait rappeler à elle en cas de besoin urgent, parce que là, c’est urgent l’appel du dehors. Du haut de son balcon minuscule, elle rêve à des jours meilleurs. Des jours faits de jeux, de cache-cache, de roulades dans l’herbe, de cris d’enfants autour d’elle et même d’engueulades de maman, car elle n’est pas rentrée tout de suite dès qu’elle l’a appelée. Ho oui, revenir avec une robe tachée de vert et de boue, les cheveux ébouriffés, les ongles sales, les joues rouges et sauter dans un bain brûlant. Retrouver l’avant dont elle n’a pas su profiter car déposé sur un plateau nommé toujours. Trois mois, à l’âge de raison, c’est comment dire ? Plus jamais. Maintenant, elle se réfugie sur le balcon pendant que ses parents restent bloqués sur l’écran des nouvelles. Elle ne les houspille pas non, elle a peur, peur d’à peu près tout. Un microbe destructeur se déploie en halo autour de leur petite vie. Tout s’est étréci.
Planquée sur son balcon, elle échappe à l’humeur maussade de la maisonnée. Tristesse, silence, yeux vides, gestes mécaniques ordonnés et bien huilés encombrent le dedans. L’ennui s’installe, s’incruste, étouffe la vie, c’est ça qui les détruit. Le Coronavirus n’est pas rentré chez eux, l’idée d’être contaminés a été la plus forte et s’est insinuée vicieusement dans l’âme de ses parents qui s’affaissent de jour en jour. Elle assiste à leur dégringolade et refuse de s’effondrer avec eux. Elle les observe depuis dehors au travers de la vitre. Elle entrouvre la porte du balcon, s’approche doucement du canapé, se plante bien en face d’eux, la poupée bien calée dans le creux de ses bras. Quelques pensées flottent en elle, mais les mots se coincent, hésitent, sont inaudibles. Une petite larme dégouline le long de sa joue. Ce qu’on vit tous les trois, c’est pire que le virus. Vous deux sur l’écran et moi sur le balcon avec, pour compagnie, mon unique poupée. Quel chercheur pour nous protéger contre le chagrin qui embarrasse nos vies ? Papa, maman j’ai besoin de vous maintenant pour rêver à demain. Elle se lève soudain, fouille dans les CD et en découvre un, entendu chez ses grands-parents. Sa mamé disait toujours que les chansons lui donnaient du baume au cœur. Manon ne comprenait pas trop ce que ça voulait dire, mais elle se retrouvait dans les bras de sa mamé qui la faisait tourner, tourner, tourner, jusqu’aux éclats de rire en fredonnant avec Trénet qui hurlait derrière elles : Y’a de la joie, bonjour, bonjour les hirondelles Y’a de la joie dans le ciel par dessus les toits Y’a de la joie et du soleil dans les ruelles Ya de la joie partout, y’a de la joie Elle glisse le CD dans la platine, tourne le bouton du son au maximum, et se met à tourner, tourner, tourner avec sa poupée, en quête d’éclats de rire et de bras qui la serrent.