N° 1270 | Le 31 mars 2020 | Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés (1) | Échos du terrain (accès libre)
Je me suis attardée dans une institution, plus de vingt ans, et je n’ai pas vu le temps passer.
Mon premier travail, auprès de jeunes délinquants, suscite ma curiosité. Comment découvrir ce petit quelque chose commun entre nous ? Comment nous rencontrer, alors que je perçois seulement ce qui nous sépare ? Seules l’écoute et la confiance me guident pour les accompagner. Je suis jeune alors, sans formation, et le lien à l’autre me préoccupe déjà. Je décide de me former, pour devenir éducatrice et quelques années plus tard art thérapeute. Je change d’institution. Et, au fil des ans, les liens tricotés modifient mon regard. Les livres me donnent des pistes, évidemment, mais ce sont les rencontres qui consolident ma posture. Je constate, en fin de carrière, que sans la personne accueillie, sans les parents des enfants handicapés, la théorie reste des mots, étrangement, dénués de sens. Qu’en est-il de l’expérience ? Je ne suis pas seule à faire le trajet de la rencontre, il faut être deux et j’ai tant à apprendre. Que se passe-t-il au moment de l’accueil ? Quand la confiance naît-elle ? Y’a-t-il des recettes ? Non, aucune, si ce n’est le temps, le temps accordé à chacun, celui de construire des liens suffisamment solides pour que la confiance puisse s’y loger en toute tranquillité.
Depuis de nombreuses années ces idées cheminent en moi ! Mes propres mots suffiront-ils à transmettre la richesse et l’intensité de ces rencontres ? Je ne veux pas être seule à offrir mon point de vue. Je donne la parole aux parents pour que leurs mots, et ceux que je prête à leurs enfants, se glissent entre les miens. C’est une histoire de chemins qui se croisent et enrichissent mon plaisir d’être au monde, en me dévoilant chaque jour un peu plus et en recevant à l’envi des personnes rencontrées.
« Il faut toujours un adulte en plus pour grandir, pour ne pas être enfermé dans l’amour qu’il y a entre les parents et les enfants. » (2) Des images de l’arrivée d’Antoine suspendent mes pensées présentes. Il y a quelques mois, dans la salle que je partage avec maître Pierre, surtout en son absence, – au fond du couloir quand je tourne à la droite du bocal –, je suis avec un enfant et nous tentons, ensemble, de débrouiller des morceaux de son histoire. Une grande feuille, des pinceaux, des couleurs, de l’eau, de la lumière et le lien qui nous unit depuis tant d’années. Soudain, un cri fort, strident, inhabituel, s’interpose entre nous et brouille notre relation. Moi qui n’interromps sous aucun prétexte une séance de peinture, j’ouvre la porte et me trouve nez à nez avec une famille, et surtout un enfant qui semble jubiler de hurler. Et sans trop réfléchir, je lance « Non, c’est interdit de crier comme ça », avant de lui dire « Bonjour, je m’appelle Monique, c’est toi Antoine ? » Je serre les mains des parents, l’enfant s’arrête de crier, je lui décroche un large sourire. L’accroche a opéré tout de suite, il n’a jamais plus crié en ma présence. Il est revenu chaque jour, rassuré, je ne le lâcherai pas. Sa mère, un an plus tard, m’a dit « C’est incroyable comme vous le rassurez ! » Jamais je n’aurais pu prévoir les bénéfices d’une telle rencontre. En disant « non » à ses débordements, il s’est accroché. Je l’ai attrapé là où il avait besoin d’être tenu. Nos premières émotions visibles ont éclairé le lien qui nous a unis les semaines, les mois et les années qui ont suivi. Et du côté d’Hervé, le papa d’Antoine, comment l’a-t-il vécu ? « Je me souviens encore de notre premier rendez-vous, où nous avons rencontré tous les trois sa future éducatrice spécialisée. Ce jour-là il a appris le « Non » ! Nous fûmes ravis ! Et Antoine avait très bien compris que cela n’allait pas être pareil qu’à la maison…
J’accompagnais ma grande fille à l’école les lundis, mardis, jeudis et vendredis car cela me tenait à cœur. C’était l’occasion de lui donner un peu de temps, de partager ces petits moments qui font que votre journée démarre bien. Je me sentais comme les autres papas, et avais la sensation d’un peu de normalité dans cette vie parfois compliquée à gérer.
Il m’est vite apparu qu’il était également important d’accompagner Antoine à son « école » le mercredi matin, je voulais lui donner également ce petit moment, lui montrer que j’étais à côté de lui. Ce fut toujours un petit rituel, il adorait que je l’accompagne. La veille je lui en parlais en lui souhaitant bonne nuit, il était tout excité à l’idée d’être le lendemain matin.
J’étais fier d’emmener mon fils à son I.M.P., et le voyage en voiture, bien qu’assez court, était un vrai moment d’échange et de joie. Ce pouvait être l’occasion de faire l’andouille sur une bonne musique pour rire ensemble, ou tout simplement tenter de lui apprendre le rouge et le vert des feux de circulation. Arrivés à destination, Antoine manifestait quasi toujours une frustration du fait que j’allais le laisser. Il était toujours accueilli par Monique qui, avec un grand sourire et quelques mots de bienvenue, et parfois d’humour, le réconfortait immédiatement.
Je me souviens encore d’un dimanche matin où le thermomètre indiquait une température bien trop négative pour sortir, où nous sommes sortis dans le parc bordant notre logement. Antoine ne parle pas, mais avec le temps s’installe une communication que peu de personnes peuvent comprendre. Elle est faite de regards, gestes, et mimiques parfois fines. J’avais bien sûr obtenu son « Oui ! » pour y aller. Le sol était recouvert d’une neige gelée, nous étions les seuls et il était assez difficile d’avancer sur ce sol glacé ! C’est assez étonnant, mais au-delà du plaisir qu’Antoine a pu avoir de voir la neige et de profiter du bon air, cela m’a donné beaucoup de force de nous voir tous les deux dehors dans ces conditions.
Antoine nous dope en énergie, et nous pousse à nous dépasser un peu plus tous les jours. Antoine a également pu tester le Tandem Ski lors de deux sorties, il adore. Instants magiques de pouvoir skier à côté de lui… Je compte passer mon brevet de pilote d’ici quelques temps ».
Belle histoire de résilience suite à un séisme ! Instants magiques, énergie, force, adore, merci Antoine, changé le regard, plaisir, beauté, sourire, enchantement, précieux, épanouissement, vie normale, bons moments, source de richesse… Oui, tous ces mots jalonnent les écrits des parents d’Antoine. J’entends : la Vie.
Ce petit bonhomme est enveloppé d’une famille, à la fois consciente des impossibles de leur fils mais surtout, soucieuse de combler les manques en trouvailles inventives qui accompagneront Antoine vers la découverte de sensations fortes que nombre de petits garçons de huit ans aiment ressentir. Ils transmettent le plaisir de vivre ensemble en aménageant un environnement dans lequel chacun trouvera ainsi une place équitable ; une tentative d’équilibre devant l’injustice. Pas de « Pourquoi nous ? », mais plutôt un « Comment continuer au mieux ? »
Ce ne sont pas les seuls parents qui m’écarquillent les yeux face au mystère de ce souffle de vie. Ils sont nombreux, malgré la petite touche de tristesse indélébile, à se maintenir sur le haut de la vague, solides.
(1) Monique Eyraud Garnier est l’auteure d’un livre décrivant la magie de la rencontre : Chemins croisés, Éd. La pensée vagabonde, 2019, (189 p. – 19,50 €)
(2) Rois et Reine Arnaud Desplechin, Éd. Denoël, 2005 (Réplique d’Ismaël à Elias).