N° 1310 | Le 28 janvier 2022 | Espace du lecteur (accès libre)
Le 3 février, le Prix de l’Écrit social de l’ARIFTS sera remis à Rose-Marie Lagrave pour son livre « Se ressaisir : enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe ». Marion Pegé faisait partie du jury. Enthousiasmée par cette lecture, elle est allée à la rencontre de son auteure. Elle nous en fait le récit.
Commencé en 2020 et publié en 2021, le livre de Rose-Marie Lagrave m’est arrivé entre les mains à l’été 2021. Dans cette autobiographie, elle raconte son itinéraire de jeune fille issue de famille catholique pauvre habitant dans un petit village normand – et a priori vouée à ne pas faire d’études – à celui de directrice d’études à l’EHESS, parcours rythmé par un militantisme constant.
J’ai alors ressenti le besoin de contacter Rose-Marie, avant même d’en avoir terminé la lecture, tellement son récit de vie faisait écho à mes propres questionnements.
En janvier 2021 – avant donc de connaître cet ouvrage – j’étais en formation d’éducatrice spécialisée depuis 3 mois. En pleine pandémie, avec des cours à distance, je devenais la coordinatrice du Mouvement des Étudiants en Milieu Social, créé quelques mois plus tôt par des étudiant.es, devenu.es depuis lors des ami.es. À ce moment-là, plongée dans le militantisme pour lutter contre l’augmentation de la précarité et du mal-être étudiant, un ami m’a conseillé d’écrire une autobiographie. J’étais plus que réticente, pensant qu’une telle entreprise resterait un journal intime, car personne ne trouverait un quelconque intérêt à le lire.
Bien plus tard, Rose-Marie m’a appris que Pierre Bourdieu – que j’admire – a écrit un article à ce sujet, prévenant contre les dangers de l’illusion biographique, défi qu’a voulu relever la sociologue. Bourdieu, en effet, montre combien le récit de vie n’échappe pas à la réflexivité narcissique. Le second défi que s’est donné Rose-Marie concerne le milieu académique, « qui pense que les biographies sont un genre mineur qu’on écrit quand on n’a plus rien à dire ».
Entre ce conseil amical et ma lecture de « Se ressaisir », j’ai continué à me former – en tant que travailleuse sociale et en militante politique – et à écrire.
Issue d’un milieu social précaire, je n’ai pas plus d’atouts que Rose-Marie pour poursuivre des études. Être en formation d’éducatrice spécialisée était déjà beaucoup pour moi, et les responsabilités syndicales que je commençais à avoir m’impressionnaient. Qui suis-je pour avoir le droit à cela ? Évidemment, j’abandonnais mon envie de faire un Master, vouée que je me sentais à rester une femme de terrain, précaire.
À la lecture de l’histoire de vie de cette femme, je me suis rendue compte que ce n’était pourtant pas impossible, et qu’il me fallait simplement une pincée de courage.
Mais je ne le savais pas encore. Il me manquait beaucoup trop d’éléments pour arriver à atteindre mes rêves, et je m’étais déjà rangée dans une case. Pourtant, ceux et celles qui me connaissent savent que je suis anti-catégorisation ; je le crie haut et fort à chaque discussion avec mes proches.
C’est lors de ma première rencontre avec Rose-Marie, le 15 juillet 2021, place de la République, à Paris, qu’elle m’a dit ces mots : « Vous avez tout, il ne vous manque que le courage. ».
Dans son livre, Rose-Marie dit qu’en 1965, pendant sa licence de sociologie, « beaucoup d’étudiants ont fait part de leur manque d’information sur un certain nombre de problèmes », et avec l’UNEF, ils ont « protesté contre les retards de bourses », malgré l’échec de cette revendication. Près de 60 ans se sont écoulés, quelques semaines avant cette rencontre, je venais d’organiser une manifestation à Angers, concernant les étudiants travailleurs sociaux, doublement fantômes de cette crise sanitaire, en alliance avec l’UNEF, pour des sujets similaires. Nous avions réussi à nous mobiliser au-delà de mes espérances, et depuis notre syndicat ne cesse de prendre de l’ampleur. C’est peut-être mon seul point commun avec Rose-Marie, qui ne m’ait pas donné de courage. Pourtant, la lutte est belle, et si nous nous rejoignons sur le fait que tout ce qui est gagné peut-être repris, je ne compte pas m’arrêter.
Il m’était déjà arrivé auparavant de prendre des décisions par courage, quitte à échouer, mais la société m’avait sûrement trop endoctrinée pour que je puisse le qualifier comme tel. Par exemple, partir dans un orphelinat Népalais à 18 ans. Enfant, j’ai toujours su que je voulais voyager, mais quand j’ai perdu l’innocence, ma raison m’a rappelé à l’ordre : mon milieu social ne m’avait pas prédisposée au voyage.
Pourtant, je l’ai fait. Je me souviens avoir pris des billets sans assurance annulation. Je me souviens de la panique de ma mère, certaine que j’allais renoncer. Je me souviens de la réaction de mon père, informé par les réseaux sociaux. J’avais peur de dire à mes propres parents, pourtant chaleureux, que moi, Marion, je partais au Népal. Là-bas, j’ai fait la rencontre de ceux qui sont rapidement devenus ma deuxième famille, des moines bouddhistes, mais aussi un ami voyageur à moto qui rit sans cesse de mon manque de confiance en moi.
Après la rencontre avec cette sociologue, je me suis promis dorénavant de me permettre de vivre les expériences qui s’offraient à moi, sans aucune barrière et sans peur de l’échec. Depuis, je ne cesse de m’ouvrir à de nouvelles choses, et de nouvelles choses ne cessent de s’ouvrir à moi. C’est pour cette raison que j’écris ces mots.
Lors de notre seconde rencontre, à Paris, dans son appartement, Rose-Marie m’a remerciée plusieurs fois. Place de la République, en juillet, je répondais « Oh non, ne me remerciez pas, je n’ai rien fait. C’est moi qui ai de la chance d’échanger avec une personne comme vous ».
Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre en quoi je mérite des remerciements. Pourtant, je les accepte. Elle m’a appris que – peu importe ma place actuelle, la personne face à moi ou l’expérience que je vis – je peux être « quelqu’un » dans et pour la société.
Aujourd’hui, quand j’écris ces lignes, mon ami voyageur à moto a relevé l’autolimitation que je m’inflige encore. Et je me suis dit, « qu’est-ce qu’elle aurait fait, Rose-Marie ? », alors j’ai écrit.
Avec le sourire – cette même fois – nous avons échangé à propos d’un quartier Caennais (Calvados), proche de là où elle a vécu, où elle a fait un terrain sociologique durant sa carrière, et proche de là où je vis actuellement. C’est avec une simplicité sans nom que nous communiquions comme deux femmes du même milieu social alors que tel n’est pas le cas. Nous mangions un pot au feu, buvions du vin rouge, dans son salon – ou devrais-je dire bibliothèque – parisien. Elle a réussi, sans rien oublier. J’ai pu – sans gêne – faire part à cette femme, à chaque rencontre, de ma place de travailleuse sociale en formation aujourd’hui, avec les réalités de terrain, et tous mes questionnements d’un point de vue socio-politique surtout.
Il y a un an, je me demandais comment j’avais fait pour rentrer en formation d’éducatrice spécialisée, et aujourd’hui j’écris cet article avec l’ambition de faire encore quelques années d’études. J’ai 21 ans, je suis pauvre, et j’ai une multitude de choses à vivre.
Je sais que je ne suis pas la seule à avoir contacté cette femme, suite à la lecture de son ouvrage. Je sais aussi que je ne suis pas la seule – étudiant.es ou non, travailleur.es sociaux ou non – à peiner à trouver le courage de s’en sortir dans une société avec tant de cassures. C’est pourquoi aujourd’hui je vous invite à vous ressaisir.