N° 791 | Le 30 mars 2006 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Notre civilisation nous a habitués à juger l’écriture comme le principal moyen de validation de la réalité : l’écrit est considéré comme la plus objective et la plus universelle des formes de légitimation. Tout naturellement, les professionnels du social se sont toujours trouvés confrontés à un devoir d’écriture, avec un fort paradoxe : cette demande de formalisation de leur action se heurte à la nature même de leur tâche qui est le plus souvent accomplie d’une manière informelle, s’apparentant plus à du bricolage.
Dès lors que le travail social s’appuie essentiellement sur l’observation, l’action et la parole, la dimension d’élaboration, d’analyse et de pensée propre au travail d’écriture ne va pas de soi. Comment faire en sorte que l’écrit préserve la dynamique, la souplesse et l’épaisseur des situations, tout en laissant ouverte l’interrogation de l’altérité ? Comment lui permettre de rendre compte d’une problématique sans fixer un sujet dans une représentation à laquelle il ne correspond déjà plus ? Comment « trouver un mode d’écriture professionnelle qui ne fige pas un destin en une vérité qui scelle un hasard en une tragédie » (p.19) ? Ce n’est pas l’auteure qui va nous donner des recettes, étant la première à remarquer qu’il n’existe pas encore de catalogue.
Concrètement, chacun se débrouille comme il peut : « Le professionnel est livré à l’errance construisant au fil du temps son propre style d’écriture » (p.76). Tout juste, cherche-t-elle à poser les tenants et les aboutissants de cet acte à produire. Après un détour par la psychanalyse qui évoque en quoi l’écriture renverrait à la perte et à la mort, elle aborde les difficultés et les facilités que cette action procure. Il n’est pas rare qu’on demande un rapport sur une situation qui n’a pas encore été suffisamment observée, élaborée, ni même réfléchie. Ce qui sera alors rédigé sera le compte rendu de ce qui manque pour penser vraiment. Dans le même temps, le moment de l’écriture apparaît comme une ponctuation, une scansion de la prise en charge, autorisant la mise à distance des émotions et autres affects. L’écrit constitue autant de balises, de paliers qui permettent de se poser et de se séparer des êtres dont le professionnel a la charge.
Mais, transmettre ne saurait se limiter à simplement rapporter, décrire ou expliquer : le fait de produire des faits et rien que des faits ampute le professionnel de toute une dimension de raisonnement et de réflexion qui est le propre du métier. Tout au contraire, l’écriture doit faire renaître des questions fondatrices qui, bien plus que des affirmations et des descriptions, donne la possibilité d’advenir à un effet de sens. Traduire en langage le passé, le présent et l’avenir d’un sujet revient à « laisser l’empreinte d’une trace qui résiste au temps, fécondant l’étonnant message des êtres qu’il explore » (p.119).
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