N° 605 | Le 17 janvier 2002 | Joseph Rouzel | Critiques de livres (accès libre)
Jean-François Gomez nous a habitué à une écriture ciselée d’artisan de la lettre, brodant les entours d’une pratique éducative qui se laisse difficilement saisir : il faut beaucoup d’art pour la suggérer. A l’issue d’un parcours qui le mena à s’engager comme éducateur spécialisé et qu’il termine comme directeur d’un foyer pour adultes handicapés à Montpellier, Gomez témoigne de cette volonté farouche de faire jaillir en pleine lumière ceux qu’on a refoulé dans l’ombre : handicapés et personnels éducatifs qui les accompagnent.
L’auteur a une certaine tendresse pour les petits riens du quotidien, cet infra-monde comme le nomme Perec, où il ne se passe rien tant que l’on s’en tient aux « appâts rances ». Gomez est un lecteur de l’infra-ordinaire institutionnel. Dans un précédent ouvrage (Le temps des rites, handicaps et handicapés, Desclée de Brouwer, 1999) il en avait déjà dégagé les contours, les rites et les rythmes.
Ici il tente de briser les images tenaces qui pétrifient en des représentations aliénantes et ségrégationnistes les personnes dites « handicapées ». Car le sujet n’est pas handicapé, il est être de désir et de parole, quoi qu’on en dise. Telle est la leçon. Lecteur de Levinas, Gomez s’attache à restaurer des visages humains « dévisagés » par les marquages de la science. Ça ne va pas de soi des stigmatisations comme : déficience, handicap, maladie mentale.
Ça produit de l’effroi, et ça ensevelit sous des tonnes de savoir médical, ce qu’il en reste, au-delà des vacheries de la vie, d’une personne humaine. Voilà bien des dénominations qu’il faut déconstruire pour se frayer un chemin jusqu’au noyau dur du sujet. Gomez rappelle à juste titre, empruntant à René Char que le travailleur social est « le conservateur des infinis visages du vivant ». C’est la voie éducative par excellence qu’il ouvre là : s’opposer farouchement à la chosification des sujets. Une voie qui exige une certaine forme de résistance, une voie éthique en quelque sorte.
Dans cet ouvrage résonnent des trajets de vie qui se tressent ensemble : celle des personnes que l’on dit « prises en charge » et celle des personnels. Voilà un métier où l’on vit et vieillit ensemble. Dans un tel ouvrage on entrevoit de façon palpable que pour « instituer la vie » dans ces drôles de lieux dits « établissements sociaux et médico-sociaux », il s’agit de faire flèche de tout bois. Pour que la parole circule et tienne ensemble un collectif humain, il y a lieu de prendre appui sur ce terreau nourricier nommé culture, au sens large.
Et on peut alors voir apparaître au grand jour l’entreprise acharnée de Jean-François Gomez depuis des années : dégager à coup d’écriture des pistes dans la culture pour que la vie devienne un peu plus vivable pour tout un chacun, handicapés, éducateurs, directions. Les grands passeurs (Deligny, Tosquelles ?) sont là dans l’ombre qui guident en sous-main l’entreprise jamais achevée, toujours à remettre sur le métier. Ce faisant Gomez, au soir d’une carrière bien remplie, produit un rite de passage, un des seuls encore praticables dans la post-modernité. Publier un livre, c’est comme on dit au foot, mais aussi chez les psychanalystes, faire la passe.
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