N° 1140 | Le 1er mai 2014 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
S’il est un diktat qui pèse sur le travail social, c’est bien celui de la « bonne distance ». Cette distanciation serait la condition sine qua non d’une posture professionnelle appropriée. Dans un essai philosophique aux arguments implacables, Dominique Depenne nous démontre avec brio l’inanité de cette théorie. L’auteur commence par distinguer plusieurs confusions. Tout d’abord, celle entre proximité et fusion : une relation fusionnelle n’existe pas, puisqu’il s’agit d’une absorption, d’une capture de l’autre et d’un abandon de soi dans autrui. La fusion est donc incompatible avec la rela- tion. La proximité ne saurait, non plus, être confondue avec la promiscuité physique qui supprime toute idée de séparation, de distinction et de différence.
Enfin, la proximité n’implique pas de renoncer aux limites que l’on se doit d’établir avec autrui, pour éviter tout risque d’intrusion réciproque. Qu’est-ce qui pousse donc, alors, à se méfier et à décrier autant cette proximité ? Après avoir réussi à comprendre la nature, la société techniciste a nourri l’ambition de dépasser l’indétermination de la nature humaine, en tentant de la classifier, de l’assimiler, de la percer à jour. Mais le prix de cette rationalisation sociale n’est-il pas dans la déshumanisation des relations humaines, s’interroge Dominique Depenne ?
Pour l’auteur, l’idéologie de la distance désigne l’Autre comme un danger dont il faudrait se protéger, en le transformant en un exemplaire, identique et interchangeable, réifié et thématisé, afin de mieux enfermer et contraindre son imprévisibilité d’être unique et inassimilable. Pour mieux le contrôler, il faut que l’Autre soit saisissable et réductible à un symptôme, qu’il s’agit d’identifier. Ce qui s’annonce, en terme de distanciation, offre un vernis d’objectivation, plongeant ses racines dans l’illusion de croire que le savoir pourrait aboutir à une connaissance totale des choses et des êtres.
Or, toute relation humaine implique la nécessité d’un jeu, d’un écart, d’une séparation, d’une distinction insurmontable entre Moi et l’Autre. Dans toute présence à autrui, se crée une inéluctable tension entre similitude et opposition, différence et ressemblance, harmonie et divergence : « Moi comme l’Autre, sommes l’un pour l’autre des mystères qui nous échappent » (p. 79). Dès lors, entrer en relation ne consiste pas à investir autrui pour annuler son altérité, ni à se supprimer ou s’abandonner dans l’Autre. C’est le reconnaître d’une manière inconditionnelle et accepter d’être déboussolé dans la rencontre avec lui. Alors, peut s’établir une « bonne proximité », fondée sur le souci éthique de ne jamais s’annuler face à l’autre, ni de porter atteinte à son intégrité, à sa dignité ou à sa singularité, mais de l’accueillir dans son étrangeté dont une part notable nous restera, à jamais, étrangère.
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