N° 1258 | Le 1er octobre 2019 | Par Charline Olivier, assistante sociale de secteur. | Échos du terrain (accès libre)
Les travailleurs sociaux sont souvent spectateurs des moments heureux comme des drames vécus par les usagers qu’ils accompagnent, témoins des naissances, mais aussi des morts qui surviennent.
Il n’y a sans doute pas de mois idéal pour se rendre à un enterrement, mais personnellement, je les vis plus mal les jours ensoleillés. La couleur du ciel, la chaleur du soleil sur la peau, les odeurs de pelouse tondue ne sont pas raccord avec la tristesse.
En même temps, je suis très gênée car l’assistance n’est pas vraiment triste, et Marion, 12 ans, fille de la défunte, non plus. Je l’accompagne ce jour à l’enterrement de sa mère, au terme de deux ans d’accompagnement social, marqué par les ravages de son addiction chronique à l’alcool. Le père de Marion est présent et sobre ; au moins aujourd’hui. Je suis soulagée de le constater car j’ai déjà accompagné une jeune ado dans les mêmes circonstances funestes, mais là, quasiment toute l’assistance avait rendu hommage à sa mère en se présentant ivre morte à l’église.
Aujourd’hui, je reconnais quelques vieilles connaissances du quartier mais, matin aidant, tout le monde est à peu près à jeun. Je me suis longuement demandé si ma venue était judicieuse ; j’avais quand même organisé un an plus tôt le placement de leur fille en famille d’accueil. Mais, que je le veuille ou non, Marion et son père m’avaient donné une place importante dans leur vie et ils comptent sur moi aujourd’hui. De façon surréaliste à mes yeux, le père de Marion me présente aux personnes présentes : « C’est l’assistante sociale de la petite ! » Et on me sourit en retour. Mais personne ne pleure.
La mort de cette femme est accueillie avec une forme de sagesse populaire « Elle sera mieux maintenant », « Elle est délivrée de ses souffrances » – comme s’il n’y avait jamais eu d’espoir, juste un compte à rebours. Elle était une figure du quartier, dans un immeuble particulièrement éthylique. Sur deux étages, trois mères de famille s’alcoolisaient ensemble, pendant que les enfants étaient en freelance dans le quartier.
Quand nous enterrons la mère de Marion, une du trio est déjà morte ; l’autre en sursis. Aucune n’a atteint la cinquantaine. Marion est une fillette vive, intelligente, un peu roublarde, et elle a toujours protégé sa mère. Elle ne s’est jamais plainte mais des signes extérieurs viennent inquiéter l’école : ses vêtements sont sales, odorants ; son hygiène corporelle pose problème et en cette fin de primaire, les moqueries deviennent prégnantes. Lorsque je contacte sa mère la première fois pour l’informer des inquiétudes de l’école, l’accueil est glacial et expéditif : circulez. Ne disposant pas d’éléments justifiant d’agir contre la volonté des parents, j’ai rangé ce dossier. Quelques mois plus tard, l’école nous signale que la mère de Marion s’est alcoolisée massivement le soir de la fête de l’école (et je me demande, encore une fois, quand les écoles comprendront que la vente d’alcool leur fait récolter plus d’emmerdes que d’argent pour la coopérative scolaire). Le danger repéré nous permet de déclencher une évaluation sociale officielle, et je finis un soir d’été devant la porte de son logement.
Je frappe, un roquet se met à hurler, elle m’ouvre. Je suis assaillie par l’odeur fétide du logement et je constate que plusieurs petits animaux vivent dans la pièce de vie : chien, chats, hamsters. Voilà donc l’origine de l’odeur des fringues de la petite. Marion est là, souriante, s’agitant autour de sa mère, physiquement ravagée par l’alcool. Elle a dû être une femme coquette, car elle a posé sur son corps décharné des attributs de féminité, bijoux et serre-tête. Cela lui donne un air de momie égyptienne.
Elle me raconte sa vie d’avant, quand elle travaillait, avant « la maladie ». Je suis là pour parler du signalement de l’école, dont je relis les éléments devant la mère de famille. Elle s’insurge : elle ne boit pas ! Elle suinte l’alcool par tous les pores mais je sais que le déni est une réalité, quand bien même cela défie toute logique de pensée. La porte du logement s’ouvre : un homme pénètre dans l’appartement et se fige en me voyant. C’est le père de Marion. Le couple est officiellement séparé mais j’ai d’autres problèmes à régler qu’une fraude à la CAF et lui explique les raisons de ma venue. Allant de surprise en surprise, il nomme les difficultés de sa femme à prendre en charge au quotidien sa fille et sa propre incapacité à assurer lui-même. Il souffre d’une addiction à l’alcool, qu’il ne nie pas. Je finis par comprendre qu’il vit réellement ailleurs mais qu’il vient tous les jours « voir si ça va ». En septembre, l’entrée de Marion au collège privé du quartier la stigmatise encore plus. Très rapidement à la Toussaint, l’équipe enseignante alerte le père sur les problèmes d’hygiène de Marion et son apparente fatigue, qui l’empêche de suivre correctement les enseignements. Le père sollicite le service social et vient nous livrer son désarroi. Le collège lui propose un internat mais son salaire d’ouvrier ne lui permet pas de le financer. Il sollicite le Département pour une aide financière, impossible pour un internat privé. Et surtout, il n’en a pas parlé à son ex-femme. Qui se persuade que tout va bien. Le père convainc finalement la mère d’essayer l’internat en novembre et décembre, et la met à contribution pour le financement.
L’expérience est peu concluante pour Marion, qui est totalement rejetée par les pépettes de l’internat. Ses notes ne décollent pas et les profs soulignent qu’un redoublement du CM2 aurait sans doute été souhaitable. Zéro sur toute la ligne, Marion réintègre son domicile tous les soirs et sait déjà qu’un redoublement de sixième se profile. Mais elle ne se plaint pas, jamais. L’état de santé de sa mère dégringole, ce que je constate au cours de nos rencontres régulières. En réunion d’équipe, je viens livrer mes inquiétudes : le père qui fait ce qu’il peut mais reconnaît être incapable d’élever sa fille ; la mère et son addiction massive qu’elle dénie ; et Marion, qui donne l’image d’une gamine que rien ne touche. Une bombe à retardement. Le minuteur s’enclenche finalement au printemps. Marion, jeune pré-ado, a commencé à se mettre gravement en danger devenant la proie potentielle de tous les cinglés du quartier.
Le couple, enfin le père, sollicite une mesure de protection pour sa fille et se résout à accepter un placement en famille d’accueil. Mais nous avons besoin de la signature des deux parents. C’est à ce moment-là que je prends conscience que la maman n’est pas seulement alcoolisée du matin au soir mais qu’elle frôle parfois la démence. Nous avons rendez-vous pour signer le contrat d’accueil de sa fille puis dix minutes après elle me demande pourquoi je suis là. Je lui réexplique et elle se met à hurler, à pleurer. Puis elle sèche ses larmes et signe le document. J’ai l’impression d’être au-dessus d’un nid de coucou.
Marion s’installe avec une aisance déconcertante dans cette famille d’accueil et dans un nouveau collège rural. Elle m’envoie régulièrement des photos d’elle sur ma boîte mail, pour me montrer toutes ses nouvelles tenues. Six mois après son placement, je l’invite à déjeuner. Elle est plus assurée, plus mature. Une chouette gamine. Je tente de rester en contact avec sa maman, car Marion me le demande expressément. Mais j’avoue qu’après quelques refus, je passe à autre chose.
Quelques mois après, je suis contactée par les urgences du CHU. La mère de Marion a été hospitalisée en urgence, son pronostic vital est engagé. Elle meurt. Et personne ne pleure.