N° 893-894 | Le 17 juillet 2008 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

J’arrive où je suis étranger

Jacques Sémelin


éd. Le Seuil, 2007 (299 p. ; 19,80 €) | Commander ce livre

Thème : Sensoriel

La vie de Jacques Sémelin aurait pu s’avérer des plus banales. Une enfance heureuse dans une famille modeste, une arrivée en fac sans idée préconçue du métier qu’il veut faire, un travail d’été dans une usine Danone qui lui fait mesurer l’ampleur de l’asservissement, un militantisme qui le mène dans la mouvance de la non-violence comme rédacteur (bientôt en chef) de la revue « Alternative non violente », un engagement auprès des paysans du Larzac, un diplôme de psychologue qui lui permet de travailler dans un IMPro de la Sauvegarde des Yvelines, une thèse de doctorat sur la résistance civile au nazisme, la publication de plusieurs ouvrages. Puis vient un virage de carrière peu fréquent : une proposition de poste de chercheur universitaire à la prestigieuse faculté de Harvard et après trois tentatives une admission au CNRS où il exerce encore, comme directeur de recherche et une place d’enseignement à Science po. Voilà, certes, un itinéraire brillant.

Tout commence dans l’enfance, lorsque le petit Jacques s’aperçoit qu’il n’arrive pas à distinguer sa petite voiture, pourtant placée en face de lui, pas plus qu’il ne contrôle cette balle ou l’évite, quand il se la prend dans la figure. Devenu adolescent, il ne trouve pas la tente de cette jeune fille à qui il a pourtant donné rendez-vous en pleine nuit. Le diagnostic tombe alors qu’il a 16 ans : il est atteint d’une rétinopathie qui va lui faire perdre progressivement la vue. Ce sera la vision nocturne qui disparaîtra en premier ; puis le champ visuel qui se rétrécira ; enfin la vision centrale. Pour l’heure, il préfère s’enfermer dans le déni. Sa mobylette, il l’utilise même quand il frôle un accident très grave. La rue, il l’arpente même quand il se cogne violemment à un poteau. Le métro, il l’emprunte même quand il tombe sur la voie et manque de se faire écraser par une rame. Puis, vient le temps des stratégies pour ne pas montrer qu’il perd la vue : utiliser le peu de vision encore existante pour bien repérer les lieux et les obstacles et les contourner.

Mais aussi, pour tenter de retarder l’échéance : un régime alimentaire strict, l’utilisation du caisson d’oxygénation hyperbare. L’entourage s’en aperçoit mais n’ose rien dire, s’inquiétant juste de la façon dont il va rentrer, en toute sécurité. Tout l’itinéraire de Jacques Sémelin est balisé par la réponse à ce mal envahissant. Les cours de psycho, c’est pour mieux essayer de régler ses problèmes. Le désir d’écriture, c’est une forme de thérapie. Avoir le souci des autres, c’est pour moins avoir le souci de soi. Le militantisme, c’est pour moins penser à son propre avenir. « Désormais, je vous écris depuis les murs invisibles de ma prison. Me voici en effet confiné dans une sorte de cellule aux parois opaques qui m’enveloppent de toutes parts, où que je pose mon regard. Cette prison est certes spéciale : point besoin de gardien, puisque ses murs me suivent jour et nuit » (p. 245). Pourtant, du fond de sa nuit, Jacques Sémelin est capable d’éclairer la réalité humaine bien mieux que la plupart des voyants.


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