N° 789 | Le 16 mars 2006 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Derrière l’image idyllique d’un enfant sans famille accueilli dans une famille sans enfants, l’adoption implique tout un remaniement psychique. On ne mesure pas suffisamment ce que peut représenter, à l’aube de l’existence, l’une des plus grandes détresses qu’on puisse connaître : l’abandon. C’est un lent et difficile travail d’intégration que doit assumer l’enfant qui, au terme d’un long cheminement affectif, cherche à se réconcilier avec son existence fracturée. L’adoption internationale comporte des risques de brisure bien plus grands encore : l’arrachement au pays d’origine et les signes extérieurs de l’étrangeté venant se rajouter à la brusque disparition de l’entourage familier et à l’écart culturel peuvent accroître encore la fracture vécue. L’adoption repose sur un ensemble de ruptures, de cassures et de discontinuités qui réclament une opération de colmatage. Et bien des efforts d’adaptation qui peuvent au premier abord apparaître comme excentriques ou comme autant de dysfonctionnements sont en réalité les effets de surface d’un travail de profondeur de rejointement existentiel.
À partir de 26 histoires d’adoption qu’elle a recueillies, Anne Decerf nous propose ici une tentative de modélisation tout à fait passionnante des processus à l’œuvre. Premier constat : un certain nombre d’enfants manifeste soit un blocage de leur système digestif, soit au contraire une forte boulimie. On sait que la formation du lien mère enfant trouve l’un des premiers organisateurs dans une dynamique du ventre. Il en va tout autant dans l’adoption : l’enjeu émotionnel qui se joue alors provient du fait que la mère veut remplir le ventre de l’enfant et que ce dernier cherche à en maîtriser l’accès. Tout se passerait comme si le « trop » du corps venait colmater le vide laissé par la béance d’une vie affective fracturée.
Autre manifestation remarquée chez ces enfants : la recherche avide du corps de la mère d’adoption, le contact peau à peau procurant réconfort et apaisement. Là aussi, on sait que l’épiderme possède des propriétés enveloppantes qui assurent une protection. Cette véritable peau psychique, sans laquelle le bébé se vit morcelé, autorise le rassemblement et la retenue de ses émois. En se collant à leur mère, les enfants adoptés tenteraient de reprendre la construction de cette peau psychique que la brutale rupture de l’abandon avait interrompue. Dernière hypothèse travaillée par l’auteur, la déception vécue par l’enfant adopté d’avoir été mis au monde sans un désir digne de ce nom et de n’avoir pas réussi à faire de ses géniteurs des parents. Il s’ensuit une stratégie adaptative de réengendrement répondant à une profonde mésestime, consistant à devenir désirable pour des parents désirants. Tous ces comportements apparaissent au final comme autant de tentatives pour donner du sens à une vie fracturée.
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