N° 1310 | Le 28 janvier 2022 | Par Claire Godefroy, éducatrice spécialisée en médico-social puis cheffe de service en insertion (1) | Échos du terrain (accès libre)
Faire équipe, travailler ensemble, créer une dynamique collective… d’accord ! Mais comment ? De quelle place ? Avec qui ? Vers quel objectif ? Dans quel cadre ?
Le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles dans des champs de compétences variés, dans un cadre plus ou moins contraint, soutenu en principe par une aspiration éthique. Fort de ce constat et d’une trentaine d’années d’expériences, nous avons créé dans notre département rural un collectif que nous avons souhaité expérimental. La Creuse a l’avantage d’être un département à faible densité, il peut s’avérer un territoire privilégié de recherche pluridisciplinaire en raison de la proximité humaine et géographique favorisant les interrelations dynamiques entre les acteurs. Au fil de ces années d’apprentissage, des liens se sont tissés avec des professionnels partageant les mêmes préoccupations, permettant de questionner et mettre à l’épreuve notre démarche sur notre territoire, puis au fil du temps au niveau national (1).
Pluriact se veut une démarche collective qui entretient une réflexion éthique (respect de la personne et des partenaires), et favorise la cohérence de l’action. Les différents membres du groupe, les uns professionnels, les autres représentants d’usagers, ont construit ensemble les modalités d’une recherche-action tenue par une rigueur méthodologique ouverte cependant à l’incertitude.
À partir de l’analyse d’un ensemble de données de terrain, nous avons identifié les obstacles qui entravent le « travailler ensemble » et les points indispensables à explorer pour tendre vers une action collective cohérente. Il s’est agi ensuite de les soumettre à la critique et perspicacité d’équipes aux réalités diverses, appartenant aux secteurs du sanitaire, du médico-social, du social et du judiciaire. Le contenu des échanges recueillis nous a offert un large éventail des freins au travail en équipe : depuis les motifs internes - la disparité des tâches et des missions, la méconnaissance, la communication, la confiance réciproque, l’usager — jusqu’aux causes externes — l’économique, le management, le politique et le sociétal — sans négliger les conflits interpersonnels et les rivalités entre services ou institutions. Une fois analysé, cet inventaire nous a conduits à l’identification des six thématiques pointées comme indispensables pour répondre à la question « Comment mieux travailler ensemble ? ».
Tout d’abord, pour favoriser la dynamique des échanges, nous avons proposé à chaque équipe de dresser un état des lieux, un inventaire de ses écueils. Ce préalable invite à interroger les contraintes existantes telles que le respect des règles administratives et financières qui octroient l’agrément, la composition de l’équipe, les relations avec la hiérarchie, les partenaires, le difficile équilibre entre l’idéal et la contrainte. Cette première étape d’identification des difficultés rencontrées, qu’elles soient techniques, professionnelles, institutionnelles, politiques voire sociétales ou humaines composent désormais le 1er axe que nous nommons « l’autoréflexion ».
Nous constatons aujourd’hui que la multiplicité des métiers, des missions, la disparité des services peuvent faire apparaître l’absence de motifs clairement identifiés pour travailler ensemble. Des objectifs différents entraînent des méthodes parfois contradictoires. Pourtant, la synergie d’un groupe ne tient-elle pas entre autres au sens de son action ? Plus ce sens est vécu comme essentiel, voire vital, plus il est fédérateur. Ce 2e axe nourrissant l’agir pluridisciplinaire a été nommé : « l’objectif commun ».
Depuis son fondement, la démarche Pluriact ne se conçoit pas sans un strict respect de la personne vulnérable et la volonté de lui permettre d’être actrice de ses soins et de son parcours. Au cours de notre expérience nous avons relevé un éventail de points et de paradoxes en lien direct avec la place des usagers. En effet, qu’en est-il de la confrontation entre la relation de confiance usager-professionnel, l’accompagnement d’un parcours de vie… et les réalités administratives, institutionnelles, financières ? Comment permettre aujourd’hui au patient d’être présent au soin qu’on lui apporte, d’assumer sa part de responsabilité avec l’expertise qui est la sienne ? La 3e thématique porte donc sur l’usager-acteur, sur le fait de favoriser le positionnement de « l’usager en tant qu’acteur ». Nous le nommerons alors usageant.
Qui n’a pas constaté que quiproquos et hiatus sont monnaie courante entre professionnels et équipes qui se côtoient peu et sont dans l’ignorance de leurs tâches et de leurs missions. En effet, ne pas se connaître, ne pas se reconnaître ou bien ne pas être reconnu sont des causes majeures de dysfonctionnement d’un collectif. Il paraissait donc indispensable de construire une séance de réflexion qui invite les groupes à s’interroger sur les notions d’identité, d’altérité et de mutualisation. Au fil des ateliers, la « reconnaissance mutuelle » s’est donc imposée comme un 4e thème primordial de la pluridisciplinarité.
Par ailleurs, chacun a sans doute pu vérifier dans sa pratique l’impact d’une communication dysfonctionnelle. Certes, tout travail d’équipe ou partenarial nécessite des règles de rencontre, d’échanges et de coopération, mais quelle parole engage-t-on ? De quelle place ? Au nom de qui ? L’agir pluridisciplinaire suggère de développer des outils de communication mais aussi une qualité de la discussion entre collègues et partenaires. Cette 5e thématique porte donc sur « l’éthique de la parole ».
Le dernier axe intitulé « éthique et réflexivité » est celui qui suscite le plus de discussions au sein des équipes. Qu’en est-il de l’indispensable prise de distance, de la nécessité de se dégager de l’action, de la prise de recul pour réguler les facteurs humains, la subjectivité et les projections ? La « réflexivité » a animé les débats de par la complexité du terme mais aussi la diversité des représentations sur le sujet. Il offre une riche palette de variations. Depuis la simple « prise de distance » jusqu’à « la remise en question », en passant par le « besoin de réinterroger sa pratique » et le « retour sur soi ». Le terme de « réflexivité » est défini comme une capacité d’analyse qu’on a sur soi, dans un groupe qui n’a pas le même mode de pensée. La réflexivité revient à accepter de ne pas tout savoir et d’apprendre des autres, afin d’aboutir à une réflexion commune.
Cette démarche a mis en lumière des conditions permettant de mieux travailler ensemble. Elle a cependant révélé sa limite, elle suppose en effet l’adhésion de l’ensemble des acteurs d’un service (depuis sa direction jusqu’aux professionnels). Hors de cet engagement qui en garantit la dynamique le processus avorte. En offrant la parole aux professionnels dans un espace sans enjeu, la démarche leur a permis de retrouver le sens de leur vocation, l’essence même de leur métier étouffé par les impératifs gestionnaires et managériaux. Elle leur a permis de reprendre possession de leur outil de travail. Elle a réveillé la nécessité des rencontres interpersonnelles et interprofessionnelles ainsi que le plaisir de travailler ensemble. Elle a enfin stimulé la créativité collective. Tout au long de cette expérience les professionnels ont exprimé l’indispensable attention au lien humain qu’ils entretiennent entre eux garant de celui qu’ils tissent avec les personnes vulnérables.
(1) Expérience présentée dans Travailler ensemble, un défi pour le médico-social, Complexité et altérité, DEPAULIS, NAVARRO, CERVERA, Eres, 2013 et L’agir pluridisciplinaire, Ethique et réflexivité, DEPAULIS, MOLAS, NAVARRO L’Harmattan, 2020