N° 1319 | Le 7 juin 2022 | Par Sophie Constant, assistante de service social | Échos du terrain (accès libre)
S’il est bien un vécu qui est au cœur de la relation d’aide, c’est cette rencontre qui se décline d’une manière à chaque fois unique, singulière et renouvelée …
Je crois que j’ai voulu être assistante sociale pour cette Rencontre.
Je crois que ce sacerdoce comme j’aime le dire, cet engagement puise sa force dans cette Rencontre.
Cette Rencontre qui devient relation, petit pas par petit pas.
La relation humaine c’est l’essence, le cœur même du travail social.
J’en ai marre d’entendre que des choses négatives sur le travail social ! Je ne les nie pas bien au contraire, je me bats aussi pour cela.
Toutefois, je n’ai pas envie d’occulter le beau de notre métier, le poumon de celui-ci et le pourquoi il me semble, qu’on le fait. Je crois naïvement, profondément en l’humain et en la relation.
La rencontre, c’est comprendre que si cet enfant n’enlève jamais son manteau au foyer, c’est parce que chez lui on ferme les volets toute la journée pour garder le peu de chaleur dans la maison et on garde aussi son manteau pour avoir moins froid.
La rencontre, c’est ce regard de ce nouveau-né (21 jours) que je n’oublie toujours pas malgré quatorze années passées. Oui, certes, j’ai dû effectuer la lourde tâche de le confier en sortant de la maternité, car sa mère, pour un temps n’était pas disponible. Je n’oublierais jamais sa détente corporelle dans mes bras en lui expliquant son accueil en pouponnière, peut-être une façon de me dire « ok vas-y protège moi, je suis d’accord ».
Sans frontières
La rencontre, c’est aussi cette fratrie de cinq enfants venant d’Angola où la mère a disparu du jour au lendemain, se sacrifiant semble-t-il pour que ses enfants aient accès à de « meilleures conditions de vie ». Nous avons célébré, ensemble, chaque petit pas : de la découverte du premier restaurant, où on est « servi à table », jusqu’à monter un dossier à la préfecture, puis au tribunal pour demander la nationalité française et l’obtenir. Arborer fièrement leurs cartes d’identité française, enfin le Graal après tant de souffrance, d’inquiétudes, d’angoisses que nous avons partagées et traversé ensemble. J’ai le souvenir d’un de ces enfants particulièrement, qui avait toujours mal quelque part, dès que je le voyais. J’ai compris qu’à travers cette « bobologie », ces maux, il avait besoin d’un adulte, de se sentir aimable. J’ai eu à mon tour des maux, lorsqu’en réunion « parents-prof » au collège l’un de ces enfants m’a dit que « ce n’était pas à moi d’être là, mais sa mère ». Pour sûr, il avait raison, sa souffrance qu’il n’avait que peu exprimer, depuis ce jour-là, avait résonné dans tout le collège, mais dans mes tripes aussi.
Cette rencontre, ces rencontres m’ont vraiment appris ce qu’était la résilience !
La rencontre, c’est cet accompagnement de cinq années de cette jeune fille et de sa famille dans le cadre d’une mesure de placement. Cinq années d’un accompagnement cousu main, où le mot adaptation a pris tout son sens : du tout placement au placement à domicile, pour ensuite tendre à un accompagnement en autonomie vers un appartement. Cette rencontre m’a fait traverser tant de sentiments, d’émotions : de la joie d’un petit pas, de la colère d’avoir l’impression de faire des pas en arrière, de la tristesse de voir toute cette souffrance familiale.
Cet accompagnement a marqué la jeune professionnelle que j’étais (que je suis) et a largement contribué à mon identité professionnelle aujourd’hui. Après avoir décodé le fonctionnement de ce père, j’ai compris qu’il fallait à chaque fois que je range ma panoplie d’assistante sociale, pour qu’il puisse me parler avec son cœur, ses tripes sans avoir la crainte d’un jugement. J’ai versé ma larme quand j’ai dit au revoir à cette jeune fille devenue adulte et à sa famille.
Sémantiquement, si nous reprenons la définition de la rencontre c’est : « l’action d’aller vers quelqu’un. » Aller vers, s’il y a quelque chose que j’ai retenu de mes trois années de formation, c’est bien cette notion d’aller vers. Aller vers l’autre. Aller vers son monde. Ce qui en découle, ce sont bien sûr, les visites à domicile. Le domicile, ce lieu si intime où nous, travailleurs sociaux nous pouvons y rentrer parfois par effraction (je risque de faire grincer des dents), parfois par invitation.
Oui, parfois, nous « forçons la porte », parfois cela résiste un peu pour ensuite l’ouvrir en grand et presque faire partie « des meubles ». Le domicile c’est l’endroit où viennent s’échouer nos représentations sur les personnes que nous accompagnons, l’endroit où même les murs sont témoins de la souffrance. Le domicile, l’endroit où parfois la parole est davantage verrouillée, sacrée où, au contraire, les langues se délient.
L’apprentissage de la rencontre
Je me souviens de cette maman dont l’enfant était accueilli à l’IME où j’étais stagiaire. Certains professionnels la trouvaient exigeante, stimulant trop son enfant, dont elle n’avait pas fait le deuil ! Cette maman, je l’ai rencontrée à son domicile avec ma référente de stage, une façon d’aller vers et de dépasser tout ce que nous pouvions entendre sur elle (nous devions la voir pour un renouvellement à la Maison départementale de personnes handicapées). Au fur et à mesure de cette rencontre, cette maman si « dure » s’est effondrée, criant au monde sa souffrance et sa culpabilité liées au handicap de son enfant. Son domicile était le seul espace ou elle s’autorisait à « lâcher les vannes ». Une fois franchie le seuil de la porte pour nous raccompagner, elle se tenait à nouveau droite. Lors de cette visite, je me suis dit qu’en allant vers elle, nous avions pu partager avec elle ce chagrin qu’elle portait. L’espace d’un instant, nous avons pu « prendre un peu de cette souffrance ». Cette mère m’a appris beaucoup sur l’humilité.
La rencontre va de pair avec s’Affilier. J’aime ce mot : j’ai l’image d’une pelote que l’on détricote et pour laquelle nous essayons de faire joindre les deux bouts. S’affilier, n’est-ce pas là une contracture de s’affirmer, s’affranchir et se lier ? Volez de vos propres ailes mais je suis là, dans le faire avec, dans la Relation en sécurité, en étayage si besoin. S’affilier n’est-ce pas comprendre le monde de l’autre tout en restant connecté avec Soi.
Un ancien collègue m’a envoyé un jour un uppercut en pleine réunion : « tu travailles trop avec tes affects, Sophie » ! Je n’ai pas su quoi répondre… j’ai même pleuré (en cachette !), ça m’a remué, bousculé, mise en colère… Aujourd’hui, je réponds qu’heureusement que je travaille avec mes affects, car pour se rencontrer il faut a minima être deux. Nous ne pouvons demander aux familles, aux enfants, aux publics que nous accompagnons de se livrer sans rien avoir en retour, sans donner un peu de soi, sans être authentique. Mes émotions font partie de moi et font une personne humaine, sûrement entière dans l’accompagnement de l’Autre.
Je terminerai cet article par cette citation qui m’a beaucoup marquée : celle de Carl Rogers qui recommande, en effet, toujours la bonne distance : « l’empathie cherche à sentir le monde intérieur du client, comme s’il était le nôtre, quoiqu’en n’oubliant jamais qu’il n’est pas le nôtre. […] Le chez soi dans lequel il se glisse […] n’est pas le sien ».