N° 703 | Le 1er avril 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Il n’y a pas d’organisation vivante sans processus de destruction. L’être humain n’échappe pas à cette règle. Le vieillissement extrême peut même s’identifier à une forme de chaos. Physique tout d’abord, du fait de l’altération physiologique de chacune de nos cellules ainsi que de nos capacités sensorielles. Au niveau des sentiments, ensuite : n’arrivant plus à faire connaître ses désirs, le sujet âgé finit par ne plus désirer. Ne désirant plus, il se néglige. Se négligeant, il ne plaît plus. Le sentiment de ne plus plaire lui fait faire un pas de plus vers la solitude.
Chaos relationnel encore : sentiment d’être inutile, parce qu’on n’est plus le numéro un pour quelqu’un ; pire, sentiment d’être un poids, une charge pour les autres. Chaos social, souvent : privé du jour au lendemain de son pouvoir, de son rôle et de son statut qu’avaient assis quarante ans de labeur. Chaos en terme de dignité, aussi : accepter d’être lavé, changé, déplacé est avilissant car cela inverse l’ordre des rôles dans la vie (ce sont les parents qui lavent les enfants, pas le contraire). Chaos en terme d’autonomie de déplacement, parfois : les atteintes physiques peuvent réduire le périmètre d’action de vie jusqu’au confinement de la chambre et l’impotence.
Être placé en situation d’impuissance à agir est insupportable pour l’être humain quel que soit son âge. S’il n’y a plus rien à espérer de la vie, les souffrances peuvent devenir insupportables. Pour autant, il existe des variables individuelles liées à l’histoire du sujet qui déterminent une propension plus forte au désespoir, au sentiment d’inutilité et finalement à la volonté de disparaître. Car arrêter le temps, c’est avoir une emprise sur l’inmaîtrisable, empêcher que la douleur ne s’aggrave et que l’image de soi devienne encore plus haïssable, freiner une plongée dans les gouffres, s’opposer à une déchéance sans rémission. Quelle alternative alors au suicide de plus en plus fréquent au fur et à mesure du vieillissement (45 % des suicides concernent les plus de 55 ans) ? « Bien vieillir serait faire le deuil d’une partie de soi avant la fin de sa vie pour que, lorsque le vent se lèvera, ce soit moins brutal, car beaucoup d’amarres auront été larguées », affirmait François Mauriac.
Et peut-être que travailler ce deuil passe par l’accomplissement de plusieurs bilans. Bilan de vie, tout d’abord, qui permet de faire le point sur ce qu’on a accompli tout au long de son existence. Bilan existentiel ensuite qui fait le tour de l’utilité et du sens qu’a pu avoir sa vie. Bilan de transmission enfin : inventaire de ce que la personne veut laisser sur terre à ceux qu’elle aime. « La sagesse ne serait-elle pas de savoir accepter, tout simplement et humblement, la fatalité inéluctable du chaos de notre corps et de notre esprit sénescent, et ainsi rester serein et compréhensif à l’égard de notre propre chaos et de celui des autres ? » (p.61).
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