N° 784 | Le 9 février 2006 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
La charge de Patrick Declerck est féroce, mais salutaire. L’auteur n’épargne pas grand monde. Et comme on le comprend. Le 24 décembre au journal télévisé de 20h, il y aura du clodo. Victime certifiée à 100 %. Fauché certes, mais digne. Cherchant comme il se doit du travail, mais, hélas, trois fois hélas, n’en trouvant pas (çà, c’est pour les journalistes). Ils sont jusqu’au mois de mars moins dérisoires et moins seuls. Ils se réchauffent au malheur des autres : prostates et ménopauses s’évanouiront le temps d’un hiver au profit des chancres du voisin (ça, c’est pour les bénévoles). S’il est bien une posture très chic et très tendance, c’est celle du spectateur soignant sidéré d’humanité devant l’« autre » souffrant, espèce d’esthète de la misère, de spécialiste de l’horreur de l’homme, d’aficionados de l’affliction (ça, c’est pour les humanitaires) « En Europe et dans les pays riches, on n’arrive pas à jouir de la vie, alors que chez les plus pauvres, on est épanoui et chaque minute apporte la simple joie d’exister » (citation de sœur Emmanuelle) : le christianisme, lèpre de l’Occident, corrompt de son souffle fétide, de ses doigts pourris tout ce qu’il touche (ça, c’est pour les curés).
Qu’arrive-t-il donc à Patrick Declerck ? Une incommensurable colère face à l’immuable bêtise du système d’aide et d’accompagnement des SDF que chacun contribue à perpétuer, année après année. Ainsi, de ce protocole hivernal, limité dans le temps, qui semble définir le seuil au-delà duquel la mort éventuelle dans la rue ne fait plus scandale, mais est renvoyée à la responsabilité et au choix du SDF. Ainsi, d’un dispositif qui se limite à proposer quelques nuits à l’abri, de la soupe tiède, quelques hardes pas à la bonne taille et une condamnation au jeu infini des chaises musicales. Ainsi, d’un système d’aide organisé autour de l’urgence du moment (qui ne fait que laisser en l’état) et la réinsertion au long cours (inatteignable).
Alors que l’on sait que les SDF sont des écorchés nécessitant des prises en charges longues et finement pensées, des soins complexes tant somatiques que thérapeutiques, un accompagnement sur un long terme par des personnels dotés de hautes compétences… « Curieuse psychiatrie sociale, étrange dispositif thérapeutique où pour entrer se soigner, il faut d’abord guérir » (p.77). Et l’auteur de s’interroger sur l’attitude paradoxale de notre société qui à la fois s’identifie à ces populations et les exclut : virez-les, ils puent/aidez-les, ils souffrent. Double discours humanitaire et policier, répressif et réparateur, agressif et culpabilisé. Comme si le SDF était là pour témoigner qu’il n’existe et qu’il ne peut exister d’alternatives viables au canon de la bonne norme. Comme s’il montrait, aux yeux de tous, le prix à payer pour le péché d’oisiveté, d’anormalité, d’incapacité à être : « Clodo est là pour enseigner cette terrible leçon : la normalité est sans issue […] L’ordre social est à ce prix » (p.82).
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