N° 784 | Le 9 février 2006 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Il est de coutume de penser qu’un intervenant social qui aurait vécu les mêmes galères que celles et ceux qu’il prétend aider serait en difficulté pour adopter la sacro-sainte distance professionnelle qu’il se doit de tenir. Une telle généralisation apparaît abusive, tout autant d’ailleurs que l’affirmation inverse qui prétend que pour mieux comprendre un exclu de la vie, il faudrait avoir connu le même sort que lui.
Avec son itinéraire atypique, Jacques Deroo montre surtout la diversité des cheminements qui peuvent mener à l’engagement dans un métier du social. Retiré de sa famille avec toute sa fratrie alors qu’il a à peine cinq ans, il connaît trois familles d’accueil successives, plusieurs placements en foyer, un parcours délinquant précoce, une condamnation à 11 ans d’incarcération à l’âge de 22 ans. À sa sortie de prison, il se sent paumé : « Profondément seul, comme jamais je ne l’ai été de toute mon existence. Je n’ai pas d’amis, plus de vie sociale. J’ai perdu les réflexes qui me permettraient de me débrouiller. En moi, tout chavire. Je ne sais plus où j’en suis » (p.81). Pas d’autres solutions que de galérer dans la rue. La manche lui permet parfois d’obtenir suffisamment pour dormir à l’hôtel. Quand ses ressources ne le lui permettent pas, il se retrouve dans les planques aux côtés d’autres SDF pour passer la nuit. Il expérimente le centre d’hébergement de Nanterre : « les dortoirs où sont parqués des SDF ivres qui vomissent partout, dégageant une odeur de pourri insoutenable » (p.91)
Jacques Deroo sent bien alors qu’il n’a d’autre alternative pour s’en sortir que de replonger dans la délinquance. Ce qui lui permet de ne pas replonger, c’est l’Armée du salut dont il croise la route, d’abord comme usager avant d’en devenir un actif intervenant. Mais la vénérable institution ne supportera pas cette remuante recrue dotée d’un esprit trop libre à son goût. C’est que l’auteur a été l’un des premiers à occuper un immeuble HLM de la ville de Paris pour y loger des familles à la rue, et ce bien avant que le DAL ne généralise une telle pratique. Et puis, il y a sa vie sentimentale qui ne cadre guère avec les préceptes religieux. Imaginez-vous : vivre dans le péché avec une femme divorcée. Cela fait désordre. Celui qui l’avait ramassé dans la rue l’avertit : sa compagne est au service du démon et le détourne de sa mission : devenir soldat, voire officier de l’Armée du salut… « Patricia me convainc de ne pas répliquer. Dieu sait pourtant que je brûle de lui rendre visite pour lui en coller une » (p.134)
Jacques Deroo choisira finalement une autre voie : il aura trois filles et suivra une formation de moniteur éducateur. Sa vie continuera à suivre des méandres. Mais, malgré ses problèmes d’alcool, il continuera à intervenir auprès des SDF en animant une structure d’accueil de jour, jusqu’à ce que celle-ci soit fermée par cette Armée du salut qui ne lui a jamais pardonné.
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