N° 975 | Le 3 juin 2010 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
La vague néolibérale qui ravage nos sociétés depuis quelques décennies, n’a pas épargné l’action sociale, venant menacer progressivement son fondement et son éthique. La souffrance et le découragement des professionnels, qui montent en écho avec l’accroissement des inégalités et de la pauvreté, témoignent de cette mutation fondamentale. L’ouvrage de Raymond Curie en fait un descriptif implacable, reprenant étape après étape, la chronologie d’une catastrophe annoncée : celle de l’alignement du secteur social sur la logique commerciale et industrielle. Le travail social s’est construit historiquement sur toute une série de valeurs fortes privilégiant l’action sur un long terme, la relation d’aide tant aux personnes qu’aux groupes, la recherche des causes, l’accompagnement approfondi…
Un autre paradigme est en train de s’imposer. Il est dorénavant question d’intervention transitoire, menée sur un court terme, axée sur les symptômes et s’appuyant sur une approche individualisée et segmentée. Ce morcellement répond à la volonté de réduire le rôle de l’État, en remplaçant la culture de moyens par la culture de résultats. C’est bien la performance mesurée dans l’immédiateté qui est favorisée, signant la fin de l’action sociale globale, au profit de mesures ponctuelles menées au cas par cas.
Dès lors, la préoccupation dominante n’est plus centrée sur la recherche de la meilleure réponse aux difficultés de la population, mais la bonne gestion d’un service et sa « rentabilité », à coup de critères fondés sur la démarche qualité, les normes Iso et autre rationalisation des choix budgétaires. Ce qui est d’actualité, c’est l’évaluation basée sur des mesures d’efficacité calculées à partir des ratios coûts/bénéfices. Ces évolutions ont trouvé une concrétisation sémantique au travers d’une véritable novlangue. On ne parle plus de questions à propos desquelles on cherche toutes les solutions possibles, mais d’un problème qui ne peut avoir qu’un dénouement. On ne parle plus d’exclusion, mais de désinsertion ; de personnes handicapées, mais d’usagers ; de solidarité, mais de compassion. La prise en charge et la prise en compte cèdent la place à une prestation de service assimilée à une relation de droit privée.
Le pire n’étant jamais certain, Raymond Curie rappelle que, même si la résignation et le découragement existent, la résistance à la dérive de l’utilitarisme s’organise. Au travers les grandes associations du secteur, d’abord. Au sein des multiples collectifs ensuite (DAL, AC ! Act-Up, Droits devant…). Dans l’action quotidienne des professionnels pour préserver leurs valeurs, encore. Dans la défense d’un service public qui n’a pas vocation à être concurrentiel ou rentable, toujours.
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