N° 1302 | Le 5 octobre 2021 | Critiques de livres (accès libre)
Éduc au bout du rouleau
On les croit inoxydables, imperturbables et résistants à toutes les confrontations possibles et inimaginables. Peu s’interroge sur l’usure des professionnels en protection de l’enfance. Frédéric Bennaï le fait ici avec habileté et sobriété, en mettant en scène un travailleur social de l’Aide sociale à l’enfance aux prises avec les démons du public qu’il accompagne. Ni bureau des pleurs, ni cynisme, juste beaucoup d’humour et d’auto-dérision pour décrire cette contamination insidieuse et envahissante, au contact des horreurs côtoyées. Quelle étrange mission, explique-t-il, que de percevoir un salaire pour écouter tant de souffrances et tenter de les comprendre, sans jugement de valeur. Se rendre à la maternité pour aller chercher Jeanne, ce nourrisson tout juste abandonné par sa mère. Écouter Julia qui, à 14 ans, se prostitue via internet. Se rendre au foyer de Rémi et de Richard pour les informer de la raison de la mort de leur père par suicide. Accompagner des visites avec cette mère délirante qui est persuadée que des champignons poussent sur la tête de sa petite fille. Mais aussi la maman de Myrtille, 8 ans, lui demandant là aussi lors d’une visite protégée, si « le monsieur qui viole les enfants est venu la voir ». Ces récits déroulés avec tact, compassion et empathie permettent de comprendre les défenses déployées en réaction. Armoire débordant de dossiers brûlants, aux parois doublées de papier d’aluminium pour éviter que le souffle de tant de vies écorchées n’en sorte ; division du travail entre le professionnel qui observe et « le guitariste aveugle », la reproduction du tableau de Picasso accrochée au mur, qu’il charge d’écouter les déboires, les échecs et les souffrances étalées dans son bureau ; bientôt alcool et Xanax. Jusqu’au pétage de plomb final.
Jacques Trémintin
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