N° 759 | Le 30 juin 2005 | Philippe Gaberan | Critiques de livres (accès libre)
Quiconque navigue dans le secteur de l’action sociale, a sans doute croisé Michel Hugli à la tribune d’un colloque ou lu l’un de ses textes. Car cela fait près de trente ans maintenant que Michel Hugli est éducateur, en Suisse, entre Genève et Lausanne, et qu’il porte avec lui, dans la passion de son métier, la soif de dire et le besoin d’être lu. Aussi peut-il sembler curieux qu’il prenne le risque de publier son dernier ouvrage à compte d’auteur. À moins que ce soit une façon pour lui de dénoncer les pseudo-évidences et les faux-semblants. « Notre métier [d’éducateur] est une lutte entre le réel et l’imaginaire, un louvoiement entre le vrai et le mensonge, entre l’évidence et l’illusion. Comment naviguer dans cet entre-deux sans y laisser sa peau ? » Telle est la question à l’œuvre dans ce petit livre qui hésite entre révolte et désespérance. « Notre engagement professionnel est directement branché sur le chant des sirènes, me dis-je ce matin-là, en regardant vaguement par la fenêtre du train qui me conduisait à mon travail… » (p.17).
Ici Michel Hugli s’inspire d’un texte de Maurice Blanchot pour revenir au monde imaginaire des sirènes et de l’interminable voyage accompli par Ulysse afin de rentrer chez lui… Parce que « probablement que nous autres, éducateurs ou enseignants spécialisés sommes des navigateurs sans cesse tentés par un désespoir proche du ravissement. » (p.17). Et en effet, n’est-ce pas le lot quotidien de tout éducateur que d’y croire un jour, face à l’évolution inattendue d’un môme, et de désespérer le lendemain, à l’annonce que ce même môme aura foutu un stage professionnel en l’air, piqué dans un magasin ou bien fait une fugue. N’est-ce pas le rôle de l’éducateur de croire enfin toucher au rivage, alors qu’en réalité le but s’éloigne encore un peu. Michel Hugli est un éducateur helvète et c’est la raison pour laquelle, sans doute, son dernier livre à des accents rousseauistes, à mi-chemin entre Les confessions et les rêveries d’un éducateur solitaire.
D’ailleurs, page 134, il retranscrit le propos d’un collègue qui l’accuse de prendre une place de « victime » ; tout comme, avant lui, le célèbre philosophe des Lumières s’était senti injustement accusé d’un forfait qu’il n’avait pas commis. Mais à la différence de Jean-Jacques Rousseau qui, au premier échec rencontré (l’éducation du fils du prévôt de Lyon), renonce à être éducateur et qui, dans l’Émile, son célèbre traité sur l’éducation, s’invente un élève imaginaire, Michel Hugli, lui, persévère. Ses réflexions d’éducateur ne sont donc pas un livre de recettes mais le témoignage d’un homme qui connaît son métier d’éducateur sur le bout de la plume.
Alors, même si pour accéder au texte il faut pour une fois emprunter une autre route que celle d’un libraire, le jeu vaut la chandelle.
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