N° 1282 | Le 27 octobre 2020 | Par Denis Decourchelle, Ethnologue, Formateur (decourchelle.denis@orange.fr) | Espace du lecteur (accès libre)

Quand Colette magnifie les enfants singuliers

Thèmes : Culture, Handicapés

C’est de Colette Magny dont il est question ici, la chanteuse qui a ouvert son cœur et sa gueule grandement, tant et tant pour toutes sortes de motifs toujours généreux et dont certains se souviennent très bien et d’autres non, même si ce nom leur dit quelque chose puisqu’il est vrai qu’elle aura longtemps encore quelque chose à nous dire.
Elle a chanté l’anthologie des causes et des luttes de la seconde partie du vingtième siècle, les juifs et les palestiniens, les vietnamiens et les cubains, les paysans et les ouvriers et les auteurs aussi, Antonin Artaud, Victor Hugo, Louise Labbé, le vieux blues à quoi l’industrie du disque aurait voulu la cantonner et ses propres textes dans lesquels les mots simples montent en charge à toute vitesse, efficaces et poétiques.
À la guitare seule ou accompagnée de musiciens, elle fait souvent entendre le free-jazz et l’avant-garde, jamais complaisante et démagogue dans les arrangements, raison pour laquelle certains de ses choix politiques depuis longtemps trahis continuent tout de même d’enchanter.
Elle ne fut jamais une chanteuse populaire, trop ceci ou pas assez cela pour la majorité ou les minorités d’auditeurs et il a fallu l’énergie de sa nièce et de comparses pour éditer enfin en CD (1) l’ensemble de ses disques 33 t introuvables.
En 1978, voisine curieuse, elle rencontre les enfants et le personnel de l’IMP Fontenoy-le-Château, dans les Vosges, et c’est avec ces jeunes et quelques musiciens qu’elle participe à des séances d’expression. Jo Petit, la Directrice d’alors raconte : «  une option expression s’est mise en place, pas tout à fait comme on le faisait : des micros, une vraie sono, un attrait considérable, quoi… des gosses en difficultés, pleins de problèmes affectifs, pas très imaginatifs, mais prêts à faire, ça donne des airs connus, des clichés, des «  je fais comme mon voisin  », au début surtout, quand il n’y a pas de stimulation, quand Colette ne chante pas… et puis tout est allé vite : Pierrette et Colette enregistrent, l’Institut Médico Pédagogique éclate en sons et en cris, on écoute les bandes, et si on faisait un disque. Les gosses sont indifférents au projet : ils s’expriment, ils sont heureux. Le disque, c’est un désir d’adulte et c’est difficile à comprendre pour un enfant, c’est magique  » (2). Colette Magny décrit aussi cet état d’esprit : «  non interventionniste au maximum, j’ai peu suggéré, beaucoup écouté et pleinement enregistré ce que les enfants ont bien voulu exprimer. Pour le disque, j’ai choisi et imbriqué, parmi de nombreux enregistrements, les éléments sonores qui m’ont semblé le mieux traduire ce que j’ai cru comprendre de ces enfants. Je les aime.  » (3). Le disque est publié en 1979 par l’éditeur Le Chant du Monde avec une double jaquette comportant des textes et des dessins d’enfants. Il est composé de vingt-quatre pièces, dont l’énumération suffit déjà à nous préparer au départ. Y’a trop de malheurs à la Télé, Zoo story, Psycho-médico-tranquilo-sécurito, Un canal de l’Est, Gouzou, Via Saint-Dié, ça me fait du bien, Caoutchoucs – maracas, Pipi-caca Story, C’est ma mère, La tristesse de Christelle, Histoire d’Orage, Sifflet à coulisses, Sandy, Guimbarde-épinette, Frikasia, B. a, BA, Ah les sales gosses, C’est ça qu’on dans le coco, Marie-Thérèse Leclerc, Faudrait pas faire le cirque, y a une grand-mère en bas, L’amour, l’amour, Si je dis, Abandon. La richesse des séquences, leur puissance poétique doivent peut-être leur énergie au caractère authentique des paroles et des chants qui peuvent aussi bien passer par la reprise d’une chansonnette à la mode, mais si délicatement personnalisée, que par une rengaine pipi-caca, qui devient presque un chant pygmée où les sonorités se tuilent. Des moments de jubilations collectives, ou tout au contraire de déploration, des textes poèmes sur la condition d’enfant anormal, des chansons célébrant en rythme le train de retour vers le papa, des inventions solitaires, des usages nouveaux et sensibles des instruments de musique découverts, des microclimats rares, toute une météorologie de la perception qui rince nos vieilles toitures. L’écoute et le passage dans ces mondes sont une expérience pour l’auditeur qui finit rapidement par oublier les représentations liées au handicap des protagonistes et bien d’autres codes culturels. C’est aussi la force de ce disque qui fait qu’on ne saurait donc ramener toutes ces propositions à de la «  clinique  », à du pathologique, on est bien plutôt entre la musique contemporaine et l’Art Brut remarqué par les surréalistes et Dubuffet, emporté dans un véhicule à carburant psychédélique. Et c’est peu de dire qu’il fallut du courage à Colette Magny pour susciter et travailler cette matière-là, pour trouver un éditeur important assez généreux pour en faire un disque qui, quarante plus tard, peut également nous faire honte, à l’heure de la ritaline et des séquences d’habituations-réflexes, à quoi le politiquement correct rajoutera sa censure moraliste. Les témoins toujours vivants de cette époque attestent que cette rencontre fut très importante pour Colette Magny, qu’une résonnance personnelle et très intime entre elle et ces enfants s’était passée. Les droits d’auteur qu’elle a perçus sur les ventes de ce disque ont été versés à l’IMP. Nul doute que les acteurs du travail social trouveront dans cet opus d’il y a quarante ans de quoi faire un brin de toilette et se dégourdir les idées, comme celle, par exemple, qui consiste à penser que des personnes singulières et plus ou moins dépendantes peuvent inventer des formes de sensibilité qui bénéficient à tous, pour peu qu’on les aide à les concrétiser. Et comme disait à l’époque une certaine Christiane Vouriot «  mais si tu veux j’aimerais te chanter ma chanson à moi, seulement c’est pas facile, Ça, on ne me l’a jamais apprise à la chanter, mais toi si tu veux l’entendre, je te la dirai, seulement, tu comprends, il faut que tu m’écoutes bien, parce que je vais chanter, personne ne l’a encore entendue, on n’a pas voulu l’écouter, sinon je serais pas là, à dire n’importe quoi, tu comprends ? mais si toi, tu veux l’entendre, je te la chanterai.  » (4)


(1) Colette Magny, Anthologie 1958-1997, (2 018), Sony Music
(2) Texte dans la jaquette du 33 t, Colette Magny «  je veux chaanter  » Le Chant du Monde LDX 74 669
(3) idem
(4) Texte imprimé dans la jaquette, reprise en chanson par Colette Magny dans le disque en plage 8 «  si je dis  »