N° 937-938 | Le 16 juillet 2009 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Si notre société a appris à chasser et à redouter l’ennui, c’est sans doute en raison de sa quête de satisfaction instantanée d’efficacité et de productivité qui exclut tout temps mort. Mais cela n’a pas toujours été ainsi : après la peine de mort, la sanction la plus lourde fut longtemps les travaux forcés. C’est aujourd’hui l’incarcération à perpétuité en un lieu où l’on n’a d’autres perspectives que d’attendre, sans rien faire.
Les vertus de la morosité, les merveilles du farniente, l’extase de la rêverie, tant valorisées par les philosophes antiques, sont devenues châtiment et expiation. Il est vrai que le désœuvrement était alors un luxe que bien peu pouvait se payer, l’immense majorité de la population étant surtout préoccupée de trouver les moyens pour subsister. C’est la sécurité, la protection et l’absence de lutte quotidienne pour la survie qui ouvrent les portes de l’ennui. Les animaux sauvages l’ignorent. La tique peut rester douze ans sur le haut de son brin d’herbe à attendre que passe la proie sur qui elle va se fixer. Ceux qui ont été domestiqués ou croupissent au fond d’une cage montrent des signes qui s’en approchent : stéréotypie des gestes, balancement, léchage et grattage du pelage jusqu’au sang.
Les civilisations premières ne connaissent pas non plus le spleen. Celui-ci va apparaître chez les ermites et les moines qui se consacrent à la contemplation. L’apathie dont ils sont atteints, l’épuisement et le doute qui les assaillent alors quant à l’apparente inutilité de leur méditation les confronteront à un trouble appelé acédie. Saint Benoît leur fixera des règles de vie ne laissant plus aucun répit dans une journée partagée entre la prière et la production. La religion réformée s’empressera de supprimer la vie monastique méditative. Le monde moderne a déclaré la guerre à la mélancolie et à la paresse, identifiant la vacuité à un signe de dysfonctionnement. L’attentisme est devenu insupportable dans un univers où règne le culte de l’immédiateté.
Patrick Lemoine ne nie pas que l’ennui puisse être porteur de souffrance quand il frappe le chômeur, le SDF, le déprimé, le fatigué ou le désespéré. Ce qui domine alors c’est l’incapacité à maîtriser l’écoulement du temps qui se fige et ne progresse plus. La solitude, la monotonie provoquent un sentiment de morcellement et de lenteur de la vie qui passe, une impression de lassitude, d’inutilité et de vide. Mais, l’ennui est aussi ce qui favorise la créativité, développe l’imaginaire et produit de la pensée humaine. Si trop s’ennuyer peut conduire à la dépression, ne jamais le faire peut amener à la médiocrité. C’est très tôt qu’il faut apprendre aux enfants, non à fuir l’ennui, mais à savoir le gérer : il apparaît essentiel de les habituer aussi à ne rien faire et à rêver, sans pour autant les laisser se perdre dans le vide de leur pensée.
Dans le même numéro
Critiques de livres
Ligue des droits de l’homme, sous la direction de Jean-Pierre Dubois & Agnès Tricoire