N° 1284 | Le 24 novembre 2020 | Par Loïc Jacquet, Chef de service Maison d’enfants à Caractère social (Essonne), Fondation Diaconesses. | Espace du lecteur (accès libre)
LA nomination d’un secrétaire d’État à la Protection de l’enfance avait, en son temps (janvier 2019), soulevé de grands espoirs : coordonner et harmoniser des politiques départementales très hétérogènes, développer la formation des éducateurs pour un secteur en manque de personnel formé, agir contre la paupérisation salariale et être force de valorisation, se positionner en soutien des établissements en difficulté et des équipes éducatives en mal de reconnaissance, autonomiser un secteur toujours dans l’ombre d’un ministère voué à la santé - Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, était présidente du Conseil national de la Protection de l’enfance qu’elle n’a jamais présidé durant toute la durée de son mandat - etc. Après à peine deux ans d’activité, à l’épreuve de l’actualité, les espoirs ont fait long feu.
Si la pandémie a eu, dans son malheur, l’intérêt de mettre en lumière les fragilités et désinvestissements impardonnables des politiques publiques (cf. l’hôpital), dans le sillage fulgurant de cette comète, la Protection de l’enfance fût un nuage de gaz et de poussières se formant à sa suite ; peu visible mais bien là.
Mal en point avant la crise sanitaire, les établissements en internat de la Protection de l’enfance ont été aux prises avec les pires difficultés : confiner des groupes d’enfants - « placés », ils ne peuvent normalement pas rentrer chez eux car considérés en danger dans leurs familles - avec des équipes éducatives en sous (avant pandémie) sous (pendant pandémie) effectif, et en manque de personnel formé.
La crise sanitaire a même fonctionné comme un accélérateur des inégalités et décrochages pour des enfants déjà en partie décrochés. L’école s’est organisée pour dispenser via internet cours et devoirs aux enfants que les parents « confinés » peuvent accompagner dans le meilleur des cas. Ici, dans notre Maison d’enfants, quatre éducateurs en journée devaient accompagner trente-cinq enfants -la plupart sont en grandes difficultés scolaires- dans leurs devoirs avec deux postes d’ordinateur normalement dédiés aux communications professionnelles avec les partenaires (juges, référents, etc.). La tâche était d’autant plus délicate lorsque manquait du papier pour imprimer cours et devoirs de toutes ces chères têtes de toutes les couleurs.
Face à ce cataclysme, le si mal nommé Taquet, Secrétaire d’Etat de la Protection de l’enfance, s’est fait discret. Il aura fallu trois semaines pour mettre à niveau le personnel de la Protection de l’enfance avec le personnel de santé pour leur donner le droit de confier leurs enfants aux crèches et écoles, et leur permettre d’assurer leur service. Ici, tous les salariés travaillaient avec trente-cinq enfants qui, avant confinement, provenaient des quatre coins du département -voire hors-département- et étaient éclatés sur plus d’une vingtaine d’établissements scolaires (donc avec des risques accrus d’exposition au virus), sans masque.
Compte tenu des circonstances exceptionnelles, il ne suffisait pas seulement de « réajuster » des dispositifs mais il fallait inventer. Et les idées ne manquaient pas : permettre à des établissements sans jardin (dans le jargon, des « cocottes minutes ») à délocaliser l’activité (« transferts ») dans des endroits plus ouverts réquisitionnés pour l’occasion (centres de colonie et hôteliers désertés de nos jours), réquisitionner et mettre à contribution des instituteurs et professeurs des écoles pour qu’ils assurent des cours au sein même des Maisons d’enfants, redéployer le corps des éducateurs (y compris du milieu ouvert) sur les structures les plus en difficulté, etc.
Il faudra sans doute un jour questionner ce désintérêt politique pour l’enfance en danger (ce qui n’est pas le cas du monde culturel) : étoile noire de la parentalité que l’on ne veut pas affronter ?
Plus récemment, le secrétaire d’État a annoncé la création d’une commission sur les violences sexuelles faites aux enfants (Le Monde, 2 août 2020). Monsieur Taquet précise : cette instance « dotée d’un budget propre, sera composée de magistrats, de médecins, de psychologues et de sociologues ». Une cohorte de savants sachant savoir ! Et des éducateurs ? Que nenni. Suis-je le seul à m’en offusquer (?) : les éducateurs spécialisés, sur le terrain, forts d’une clinique, qui accueillent, préviennent, signalent et accompagnent les victimes et les agresseurs, ne sont pas conviés à cette table. Venant du Secrétaire d’État à la Protection de l’enfance, c’est un camouflet ! Il est des professions invisibles. Le corps des éducateurs en est une. Les éducateurs travaillent en effet dans les marges et les interstices de la société, dans l’ombre, avec les populations les plus fragiles aux prises avec les pires difficultés. Sans corpus théorique propre (ce qui, de notre faute, participe à cette invisibilité), ils ont fait le choix du nomadisme théorique et de croiser des clefs de compréhension très diverses (psychanalyse, sociologie, philosophie, droit, etc.) susceptibles d’éclairer la complexité de leur tâche.
Malgré toutes les difficultés énoncées ici, nous sommes pourtant fiers d’appartenir au corps des éducateurs et méritons un autre traitement.
Peut-être ferons-nous un jour la connaissance de Monsieur Taquet (mieux vaut tard que jamais) qui, pour nous réveiller de notre torpeur, nous soufflera alors à l’oreille « avec une drôle de petite voix » : « S’il vous plaît… dessine-moi un éducateur ! ».