N° 709 | Le 13 mai 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Cet ouvrage est écrit à plusieurs voix. Une historienne, deux sociologues et un écrivain ont réuni leurs plumes autour de la même conviction : le pauvre, le démuni, celui qui n’a pas ou qui n’a plus, vit dans une non-représentation. S’il est de droit dans la société, il n’est plus de la société. Qu’on en juge : qu’ils s’appellent mendiants ou indigents, défavorisés ou précaires, SDF ou sans-abri, les mots pour les nommer ne servent qu’à les stigmatiser à partir de leur symptôme, jamais à évoquer leur désir, leur espoir, ni à en faire un morceau actif de la société, pas plus qu’une action vers le devenir. Chacun à leur façon, les quatre auteurs s’essayent à une écriture qui se veut respectueuse de la destinée d’êtres humains qui, pour se situer au XVIIIe ou au XXIe siècle n’en partagent pas moins la même souffrance vécue et la même violence subie.
On commence par plonger dans ces hôpitaux pour enfants trouvés, antérieurs à la révolution où cohabitaient des cohortes de petits vivant dans des conditions des plus sordides, cumulant promiscuité, contagion, personnel en faible nombre (on compte en 1756, huit nourrices pour allaiter à la mamelle 180 nourrissons) avec pour conséquence une terrible mortalité. On continue avec ces populations qui ne s’affichant pas dans le naufrage social, ne s’inscrivent pas moins dans une indigence sobre et ascétique : ce sont ces générations d’immigrés qui ont commencé à 14 ans comme ouvrier agricole, ont continué dans l’industrie comme OS ou manœuvre et ont vécu toute leur vie dans le dénuement extrême, pour donner les meilleures conditions d’existence à l’épouse et la meilleure scolarisation aux enfants restés au pays. « Si l’homme à la rue en exhibant publiquement ses plaies nous montre les nôtres, nous renvoyant constamment à une fêlure de l’éthique, et si pour cette raison même la relation à celui-ci est une relation d’évitement, de détournement, eux mènent cette existence discrète des humbles dont les traces s’effacent dans l’univers populeux de la ville » (p.123).
On poursuit avec les lettres des familles de patients de fin de cure de désintoxication ainsi que la dernière trace écrite laissée par un démuni poussé au suicide. On continue avec une fiction sur l’intimité écorchée d’un alcoolique rencontré par le narrateur dans la rue, puis dans un train. On termine par le sobre traitement des excès du petit peuple du XVIIIe par un policier chargé de maintenir l’ordre au sein d’une société de journaliers, de gueux de manouvriers, de démunis et de mendiants. Défigurée et infigurable, la pauvreté a toujours gêné au point de demander aux pauvres d’exister sans bruit et sans éclat, de s’effacer aux yeux de ceux qui ne le sont pas. On attend surtout d’eux de ne pas haïr, tant l’action qui leur est destinée est censée les sauver, partagée qu’elle est entre la commisération et le mépris, le désir de rachat et la volonté de punir.
Dans le même numéro
Critiques de livres