N° 1267 | Le 18 février 2020 | Par Théodore Mbemba, éducateur spécialisé au foyer La Maison à Buc | Échos du terrain (accès libre)
Aujourd’hui le plus souvent externalisées, les écoles en interne des foyers éducatifs perdurent encore.
Il est 9 h 00, c’est le moment où les éducateurs accompagnent les jeunes de l’internat à l’école interne. Ce temps d’articulation entre les professionnels permet la mise en place d’un continuum dans la prise en charge globale des jeunes.
Ce matin, Alban est venu tout seul. Il est en classe préparatoire à l’apprentissage avec un rythme différent des autres élèves. Il a rendez-vous à 11 h 00 au Centre d’information et d’orientation (CIO) pour passer des tests scolaires.
À peine a-t-il franchi la porte, qu’il me sollicite : « Théodore, paye-moi un chocolat, je veux boire un chocolat chaud ». Qu’y a-t-il derrière cette parole ? Des questionnements m’obligent à faire des efforts pour permettre à Alban de bien commencer sa journée. Il pleuvait et il faisait froid. Avait-il besoin d’une boisson chaude pour se réchauffer ? Ou bien n’avait-il pas pris son petit-déjeuner ce matin ? Ou tout simplement recherchait-il une proximité avec les adultes, pour tempérer ses émotions, avant de passer ses tests ? Autant d’interrogations qui m’ont amené à mieux prendre en compte sa demande. Et aussi simple qu’elle puisse paraître, celle-ci est riche de sens. Si le jeune fait une introjection de ce bon moment, c’est en même temps une petite graine que l’on sème : lui permettre d’intérioriser l’idée que les bonnes choses peuvent se faire gratuitement et sans violence. Cet état de fait peut nourrir sa confiance en la vie, lui qui adopte souvent une position de défiance vis-à-vis des adultes. Il intériorise alors un environnement « suffisamment bon », qui peut l’aider dans la mise au travail à l’école en se sentant entouré par des adultes bienveillants. Je suis allé le lui chercher son chocolat… à l’autre bout du centre.
Dans les processus d’apprentissage chez les élèves qui rencontrent des difficultés scolaires, comment transmet-on le savoir, mais surtout l’envie d’apprendre ? La relation entre les élèves et les professionnels constitue l’un des facteurs clés central de cette bonne appropriation. Et c’est toute une équipe qui concoure à cette pédagogie institutionnelle adaptée cherchant à restaurer chez eux leurs capacités psychiques, indispensables pour supporter les contraintes des apprentissages : éducateur spécialisé, moniteur éducateur, éducateur technique spécialisé, enseignante, psychologue, éducateur sportif, cadre.
L’articulation du savoir-faire et du savoir-être mise en place pour accompagner ces élèves âgés de 13 à 17 ans dans leur cheminement scolaire se combine avec la restauration de leurs compétences à apprendre et à trouver un sens aux apprentissages scolaires. Et c’est justement pour pouvoir animer ou réanimer ces processus que nous nous appuyons d’abord sur leurs possibilités créatives.
Une pédagogie individualisée
En effet, l’expérience quotidienne face aux élèves, nous montre bien que la sollicitation à apprendre peut-être rapidement vécue comme une atteinte à leur personnalité. Souvent, ils ont su construire des stratégies anti-apprentissage ayant pour rôle l’évitement ou l’empêchement de la pensée. D’où la mise en place d’une pédagogie adaptée qui prenne en compte leurs difficultés et leurs acquis. Leur offrir la possibilité de se servir normalement de leurs capacités intellectuelles quand ils apprennent, c’est en même temps leur donner les moyens de pouvoir faire face aux craintes et difficultés réveillées par les situations d’apprentissages. Je prends à mon compte l’argumentation de Marie-Luce Verdier-Gibello, « il y a, bien sûr, dans l’idée de redynamisation, la notion d’une action capable d’insuffler de l’énergie, de redonner du souffle, de la force à ce qui a été affaibli ou frappé d’inertie. S’agissant des processus cognitifs, l’action viserait donc à mettre, ou à remettre, en quête de connaissance, ces “enfants en mal d’apprendre” qui en ont perdu, ou n’en ont jamais eu le désir ? » (1)
Démultiplier les supports d’apprentissage
Il s’agit donc de les redynamiser, plutôt que de les former : tel est le sens des actions pédagogiques que nous proposons à l’école. Le travail d’élaboration nous permet, à chaque fois, de proposer des ajustements dans la prise en charge pédagogique, au regard de la singularité des élèves. Nous mobilisons souvent beaucoup d’énergie pour les soutenir, d’autant plus qu’ils manifestent parfois le refus de venir en classe. Il est donc primordial de nous adapter aux acquis et aux faiblesses de chacun d’entre eux : c’est en prenant appui sur les compétences disponibles, sur ce qu’il a déjà appris et jamais sur ses lacunes, que le travail du pédagogue s’élabore.
L’atelier polyvalent répond à la même logique, permettant concrètement à chaque élève, la découverte de la connaissance des différents matériaux comme le bois, le verre, le papier, le plâtre ainsi que d’autres activités. Chacun essaie de toucher et de manipuler ces matières pour tenter de fabriquer un objet. C’est une initiation au principe de la technologie par la découverte, la connaissance, la reconnaissance et la nomination des outils. C’est un lieu où la pensée de l’élève est stimulée par une expérimentation concrète. L’éducation physique et sportive est, elle aussi, mise à profit, en favorisant la découverte chez l’enfant du goût de l’effort, la prise de conscience de son corps dans le temps et l’espace, l’entraide et la socialisation à travers l’apprentissage des règles de vie en société. L’expérience des stages donne la possibilité aux élèves de se familiariser avec le monde du travail. La participation des jeunes aux activités citoyennes favorise la construction du lien social. Aller chercher du pain chez le boulanger, puis le redistribuer aux migrants, constitue une expérience de solidarité pour les élèves qui y participent. Plus encore, des jeunes prenant part aux activités du Secours Populaire Français ou à une action de solidarité à destination des femmes victimes de violences conjugales, en mettant à leur disposition des vêtements, jouets, sièges-auto, etc…, récupérés auprès de la clientèle d’un salon de coiffure partenaire ! Avec les adolescents qui sont indifférents ou réfractaires aux solutions ordinaires, il faut ces projets forts et valorisants, qui leur permettent de restaurer leur propre image et de passer du statut d’assisté à celui d’acteur responsable. Pour eux, être en capacité de donner est un acte valorisant qui favorise l’estime de soi.
Je ne peux pas terminer ce retour d’expérience, sans faire référence à ma collègue Florence, professeure des écoles auprès de qui j’ai tant appris des us et coutumes de cette posture du pédagogue cheminant aux côtés de l’enfant : « cette tâche peut sembler subalterne. Elle est pourtant essentielle. Parlent-ils ? Et que dit ce passeur à celui dont il a la charge ? […] Pas à pas, l’homme introduit l’enfant dans un autre monde et l’enfant pas à pas se transforme. Cette mutation accomplie au cours de la traversée est nécessaire pour que l’élève se dirige dans la bonne direction et se consacre pleinement aux apprentissages… ». Moi qui suis un homme âgé, appuyé sur sa canne, je souhaite adopter cette fonction de « passeur » dont parlent aussi Thierry Goguel d’Allondans et Jean François Gomez (2). Educateur spécialisé, je me considère comme héritier, regardant dans l’aujourd’hui la rémanence du passé. Et, à mon tour, il me revient d’avoir à transmettre, telle une chaîne dans sa trame.
(1) Verdier-Gibello (Marie-Luce), Redynamisation cognitive, in L’enfant en mal d’apprendre, Actes du colloque organisé à Marseille les 24 et 25 Mai 2004 par ANTHEA, p. 16-23
(2) Goguel d’Allondans (T), Gomez (J.F.), Le travail social comme initiation. Anthropologies buissonnières, Éditions érès, 2011, 254 p., cit. P. 228