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🖋 Tribune âą Lâenfer reste pavĂ© de bonnes intentions : le cas EmmaĂŒs Par SaĂd Bouamama, sociologue
LâentrĂ©e en grĂšve, il y a bientĂŽt trois mois, des Compagnons dâEmmaĂŒs Saint-AndrĂ© a surpris et bousculĂ© de nombreux citoyens. LâincrĂ©dulitĂ© a Ă©tĂ© frĂ©quente, la mĂ©fiance vis-Ă -vis des propos des grĂ©vistes tout aussi importante, lâhypothĂšse dâune manipulation par des ingĂ©rences extĂ©rieures Ă©galement rĂ©currente.
Ces grĂ©vistes ne font rien de moins que de dĂ©noncer lâexistence de pratiques « esclavagistes » dans une association porteuse de lâimage de lâAbbĂ© Pierre et avec elle de valeurs fortes humanistes, communautaires et Ă©galitaires. RĂ©sumant leur condition, les grĂ©vistes clament depuis le dĂ©but de leur mouvement : « quarante heures de travail par semaine pour 150 euros par mois ».
Certains compagnons travaillent aÌ temps plein depuis plus de six ans dans la communauteÌ et subissent un dĂ©ni du droit du travail. ©JĂ©rĂ©mie Rochas
Le dĂ©pĂŽt dâune plainte collective pour traite des ĂȘtres humains et pour travail dissimulĂ© est venu depuis documenter les conditions de possibilitĂ© dâun tel systĂšme de surexploitation fonctionnant depuis plus de trois dĂ©cennies : organisation et vie quotidienne en entre-soi avec limitation des contacts extĂ©rieurs ; pratiques dâintimidation, dâhumiliation et propos racistes ; atteintes Ă la santĂ© physique et mentale dans une logique de rentabilitĂ© maximale ; rapports sociaux maternalistes autour de la figure centrale de la directrice ; etc. Bref Ă part la violence physique directe se retrouvent ici tous les Ă©lĂ©ments de la logique de la plantation esclavagiste.
Surexploitation et cynisme
LâentrĂ©e en grĂšve de deux autres EmmaĂŒs de la rĂ©gion, Ă Grande-Synthe et Ă Tourcoing, rĂ©vĂšle Ă la fois des continuitĂ©s et des diffĂ©rences. Si aucun des deux autres centres ne peut se comparer dans lâhorreur au degrĂ© de surexploitation et de cynisme Ă©conomique de Saint-AndrĂ©, de nombreux points communs sont nĂ©anmoins repĂ©rables : pratiques dâhumiliation et propos racistes, idĂ©ologie paternaliste ou maternaliste, pression Ă la production, entre-soi, etc. Une telle situation rĂ©vĂšle un systĂšme institutionnel dysfonctionnant comportant des zones de floues autorisant des dĂ©rives extrĂȘmes comme Ă Saint-AndrĂ©, ou Ă des pratiques scandaleuses et contradictoires avec les valeurs proclamĂ©es. Bref, Saint-AndrĂ© fait ici fonction de miroir grossissant dâune logique plus globale. Si Ă Tourcoing et Grande-Synthe le statut OACAS a pu limiter les dĂ©gĂąts de cette logique, il ne lâa pas entiĂšrement empĂȘchĂ©e.
Sans ĂȘtre exhaustif, abordons trois niveaux de questions posĂ©es par ces grĂšves. Le premier niveau est celui du statut d’organisme dâaccueil communautaire et dâactivitĂ© solidaire (OACAS) et de ses zones de flou. Ce statut permet Ă des personnes en situation de prĂ©-insertion socio-professionnelle de participer Ă des activitĂ©s encadrĂ©e. La non-prĂ©cision dâun certain nombre de droits et le flou de la notion de « participation Ă la vie communautaire » laisse prise Ă de nombreuses dĂ©rives.
Lien de dépendance
Plus grave, lâhypocrisie gouvernementale validant ce statut ne donnant pas droit Ă la rĂ©gularisation automatique aprĂšs trois ans de vie communautaire est productrice dâun lien de dĂ©pendance total entre le compagnon et le responsable de la communautĂ©.
Elle ancre le compagnon dans une obligation de rester dans la communautĂ© par crainte de perdre son logement ou dâavoir un mauvais rapport de la communautĂ© Ă la prĂ©fecture et donc de ne pas ĂȘtre rĂ©gularisĂ©. Le statut OACAS nâest certes pas Ă jeter avec les eaux sales des dĂ©rives, mais Ă condition quâil soit amendĂ© sur au moins deux axes : celui des droits de rĂ©fĂ©rence du compagnon qui devrait ĂȘtre Ă la fois prĂ©cis et dĂ©finit en proximitĂ© la plus forte possible avec le droit du travail dâune part et celui de la rĂ©gularisation qui sans automaticitĂ© aprĂšs une durĂ©e dĂ©finie ne peut que produire un lien de dĂ©pendance contradictoire avec la notion mĂȘme de « communautĂ© » dâautre part.
Said Bouamama du ComitĂ© des sans-papiers 59 et David Guiraud de la France Insoumise sur le piquet de grĂšve d’EmmauÌs. ©JĂ©rĂ©mie Rochas
Le second niveau de questionnement est celui de la privatisation de lâaction en direction des plus dĂ©munis de nos concitoyens. Il est certes possible de confier Ă des associations une partie de ce travail, mais Ă condition de fournir les moyens financiers de cette action. Faute de cela, le principe de rentabilitĂ© conduit logiquement Ă orienter tendanciellement le fonctionnement vers le modĂšle salarial avec de surcroit lâabsence des droits formels du contrat de travail.
Lâhypocrisie des politiques publiques en la matiĂšre fait basculer inĂ©vitablement de la logique de la solidaritĂ© Ă celle de la charitĂ© avec de surcroit une contrainte de rentabilitĂ© conduisant tĂŽt ou tard, peu ou prou selon les rĂ©alitĂ©s Ă©conomiques locales, Ă des pratiques de surexploitation.
Privatisation sans moyens
La privatisation sans moyens de lâaction publique conduit ainsi Ă lâinvention de modĂšles hybrides qui dans les cas les plus extrĂȘmes empruntent des Ă©lĂ©ments aux rapports sociaux fĂ©odaux ou esclavagistes.
Le troisiĂšme niveau est celui de Saint-AndrĂ© dans lequel le CA et la direction nâont mĂȘme pas demandĂ© le statut OACAS pour ne pas devoir rĂ©pondre aux quelques obligations quâil comporte et en particulier au paiement des charges sociales et Ă la prise en charge de toutes les dĂ©penses nĂ©cessaires Ă une vie quotidienne digne.
Le simple fait quâun tel systĂšme ait pu porter le nom dâEmmaĂŒs et ĂȘtre membre de cette fĂ©dĂ©ration est significatif. Le fait que lâinstitution EmmaĂŒs nationale mettent autant de tant Ă condamner clairement les pratiques de cette institution, Ă les exclure immĂ©diatement de la fĂ©dĂ©ration, Ă protĂ©ger les victimes de la « traite » faite en son nom, etc., ne permet certes pas de conclure que toutes les communautĂ©s EmmaĂŒs sont du mĂȘme type, mais permettent sans grand risque de conclure que Saint-AndrĂ© nâest pas une exception.
En visibilisant ces questions, les grĂšves des compagnons dâEmmaĂŒs sont historiques. Elles mettent au grand jour les dĂ©gĂąts Ă©normes de la privatisation de lâaction sociale, du business de lâhumanitaire, du basculement du solidaire Ă la charitĂ© et plus globalement du capitalisme dĂ©bridĂ©. Ces questions sont au cĆur de la crise de sens du travail social et plus largement de la barbarie sociale qui sâinstalle lentement du fait de la domination de la seule loi de la rentabilitĂ© et du profit sur lâensemble des politiques publiques.
SaĂd Bouamama est sociologue et militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), porte-parole du comitĂ© des sans papiers 59
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