N° 1330 | Le 3 janvier 2023 | Par François Durand, clinicien de l’éducation | Échos du terrain (accès libre)
Il est des suivis éducatifs qui laissent les travailleurs sociaux sans voix, déstabilisés et impuissants. À l’image de cette visite surréaliste à domicile…
La mère. « Tu vas voir, c’est une belle femme. » Étonné par la remarque de ma collègue, je lève un sourcil interrogateur et lui laisse l’accès à l’ascenseur. Mélissa Palissade, assistante de service social, et moi-même, éducateur spécialisé, rendons visite à une mère de famille et à sa fille âgée de cinq ans. Mélissa est référente du dossier. Elle m’a demandé de l’accompagner, car « cette situation pue l’inceste. » Suite à la séparation du couple, l’enfant s’est plainte d’attouchements de la part de son père. Elle avait trois ans et demi.
PHOTOPQR/SUD OUEST/MAXPPP/Laurent Theillet
Mélissa a déjà rencontré le père qui explique que l’enfant est manipulé par la mère et puis « de toute façon la brigade des mineurs a classé l’affaire. » De leur côté, les services sociaux ont conclu à « un conflit parental » qui est, sans aucun doute, à « l’origine de la souffrance de l’enfant. »
C’est dans ce contexte que la mesure d’aide éducative en milieu ouvert est ouverte. Toujours dans l’ascenseur, Mélissa m’explique qu’elle n’a pas vraiment l’intention d’aborder le sujet avec l’enfant et préfère voir pour l’instant comment elle se porte. La mère de famille ouvre la porte. Elle nous installe dans le salon. Le canapé est réellement confortable. Je regarde bouger cette femme. Elle est effectivement très jolie. Pas très grande, blonde, un large sourire qui laisse apparaître de magnifiques dents blanches, des yeux qui oscille entre le gris, le vert et le bleu. Elle porte un chemisier blanc qui tombe dans une fausse décontraction sur un pantalon mauve près du corps. Il lui couvre à peine les épaules. Une paire de converses beige vient harmoniser l’ensemble. Une élégance qui donne l’air de ne pas en être. Elle a préparé un café, des petites brioches et des biscuits salés. Le tout fait maison et déjà posé sur la table basse. Dans cette situation de suspicion, je m’étais dit que je refuserais toutes collations « Je ne mange pas de ce pain-là. »
Elle propose de remplir les tasses. Lorsque je vois la Cezve dans sa main - oui, le café comme la mère de famille est arménien – et le sourire persistant sur son visage, je ne peux résister et accepte.
Mélissa s’entretient avec l’enfant. « Tu sais pourquoi on est là ? » « Oui, je sais. Vous êtes là pour m’aider parce qu’avec mon papa cela ne se passe pas très bien. » « Ah et il se passe quoi avec ton papa ? » « Ben papa il me lèche la foufoune et il met les doigts dedans. » Mélissa est sidérée. Elle qui ne voulait pas aborder le sujet, elle se le prend en pleine face. Moi, je me brûle avec le café et m’attache à ne surtout pas en renverser sur le tapis. L’enfant renchérit « Avant, c’était mamie qui me léchait la foufoune et après, elle appelait papa pour qu’il vienne aussi le faire mais maintenant elle ne le fait plus, il n’y a plus que papa »
L’enfant explique cependant qu’elle est quand même contente d’aller chez son papa, que même si elle est contente moyenne elle s’amuse bien avec lui et puis elle renchérit « papa il a dit de toute façon que si je parlais il dirait que lui il ne me lèche pas la foufoune. »
La mère se tait, baisse la tête et regarde le tapis. Je demande à la petite si quelqu’un lui a déjà dit qu’un adulte n’a pas le droit de faire ça à un enfant ?
« Oui, Maman. »
« Et tu n’arrives pas à dire non à papa ? »
« Non je n’y arrive pas. » La mère propose quelque chose à manger. Elle insiste. Toujours avec le sourire. Je me laisse tenter par un petit biscuit. Je ne vais pas jusqu’à la brioche, plus tendre, plus souple, plus ronde. Mélissa s’autorise un petit chocolat.
Je tente de rester en veille afin de ne pas oublier les raisons de la visite. Devant mes questions, la mère de famille explique que la grand-mère paternelle avait des relations sexuelles avec ses cousins germains. Qu’elle a toujours dormi avec ses fils. Surtout un qui est devenu homosexuel. Qu’elle n’a jamais accepté l’union entre elle et son fils.
Tandis que Mélissa s’essuie la commissure des lèvres avec une serviette en papier afin d’enlever d’éventuelles traces de chocolat, je pose la tasse vide sur la table et termine mon biscuit. L’entretien prend fin. Une fois sur le palier, devant l’ascenseur, je me retourne. J’aperçois une épaule. La porte se referme.
Le père. Quinze jours plus tard, nous rendons visite au père de famille. L’enfant est également présente. C’est un jour de garde pour le père. Le café, toujours Arménien, est déjà sur la table. J’en boirais un au cours de l’entretien. Une façon de rétablir l’équilibre. Un café partout. Je suis surpris par la ressemblance des deux appartements sauf qu’ici le Christ et la vierge Marie sont partout. Images sur les murs, statuettes sur les étagères et les tables, sans oublier la Sainte Bible posée à côté de la télévision. Le père porte autour du cou quelque chose que je suppose être un chapelet. Un crucifix en guise de bracelet, il déclare appartenir à une communauté de « l’Église Apostolique Arménienne. » Au cours de notre échange, il fera souvent référence à un prêtre, personne de moralité, qui a suivi toute l’histoire depuis le début. Ce prêtre a mené son enquête au sein de la communauté. Pas une personne n’a trouvé à redire sur la moralité de sa famille par contre nombre de personnes avaient à dire sur la famille de son ex-femme, « alors vous voyez et c’est un prêtre qui le dit. »
Dès le début de la visite, l’enfant demande à nous parler en privé. Nous acceptons. Dans sa chambre, là encore, le Christ et la vierge Marie.
« Oui. Tu souhaites nous parler ? »
« Oui ben Papa c’est que le soir qu’il me le fait. »
« Il te fait quoi que le soir ? »
« Il me lèche la foufoune et après il met les doigts dans mon cucul. »
Avant de retourner dans le salon, elle s’assure que nous ne dirons rien à son père. Nous acceptons de jouer le jeu mais expliquons que nous allons devoir avertir la juge pour enfant de ses propos. Cela dit, le père, tout comme la juge, est déjà au courant de ces accusations. Sa fille ne cesse de le répéter.
La première fois que le père a rencontré la mère, elle avait treize ans et lui, dix-neuf. Cinq années plus tard, malgré les promesses de fiançailles, l’union ne se fera pas « à cause de sa famille madame Palissade. Ils ne m’ont jamais accepté ». Ils se sont perdus de vue pendant douze années supplémentaires et « elle m’a recontacté et j’ai craqué. Nous avons vécu ensemble trois ans, mais sa famille était encore trop présente. Cela n’a pas tenu, mais entre-temps nous avions fait un enfant… »
Le père explique qu’aujourd’hui sa fille est manipulée par sa mère. « D’ailleurs vous allez voir. » Il appelle l’enfant « Qu’est-ce que tu m’as dit la dernière fois à propos de maman ? » « ... » « Oui tu te rappelles ? » « ... » « Tu m’as dit que c’est maman qui t’avait dit de raconter tout ça. » L’enfant acquiesce timidement.
Je trouve étrange qu’un homme qui sait qu’« Au commencement était le verbe » dépose des mots dans la bouche de son enfant et semble alors oublier le caractère sacré de la parole. Tout à coup, je me remémore les épaules de la mère de famille et me revois tel un communiant ouvrir la bouche afin qu’elle puisse y déposer son biscuit, sa friandise. Les imageries et figurines religieuses autour de moi me filent la nausée.
S’il y a abus sexuel, de fortes chances existent pour que nous n’en sachions jamais rien. Avec Mélissa, nous avons certes accès à la vitrine, mais l’origine de la parole de l’enfant demeure dans l’arrière-boutique qui, elle, semble inaccessible. L’entretien prend fin. Dans ma voiture, songeur, je pousse à plein volume la pop-rock-grunge-acidulée d’Alice in Chains (deuxième période)… Et moi ? Mon arrière-boutique ? Elle masque quoi ?