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• TERRAIN - Journal de bord - Distance sociale, distanciation et coopération : défis à venir du travail social (1)

Par Gilles RIVET – COPAS.

Le point de départ de cette chronique est le témoignage de professionnels (soignants pour la plupart) des Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) faisant le choix de partager la vie des personnes âgées, afin de réduire le risque de contaminer leur propre famille par des aller-retour quotidien domicile-travail. Si cette décision est prise sous contrainte d’un sentiment de nécessité, elle relève néanmoins d’un choix -l’alternative pouvant être les nuitées dans des hôtels bon marché - et, surtout, elle crée une situation partiellement inédite.

Distanciation et travail social

Pour introduire un bref commentaire de cette situation, on pourrait commencer par rappeler les phénomènes relativement récents de précarisation des travailleurs sociaux.

Ces phénomènes ont été analysés négativement d’un double point de vue : bien sûr quant à la situation personnelle de ces professionnels, d’une part ; mais également quant à une réduction, jugée néfaste, de la distance situationnelle entre les professionnels et les personnes qu’ils accompagnent, d’autre part. Il y aurait donc quelque chose d’essentiellement paradoxal dans l’accompagnement de personnes fragilisées par des personnes elles-mêmes fragilisées. Pour dire les choses autrement, toute forme de communauté de situation est ici interprétée comme un risque d’affaiblissement de la possibilité de mise en œuvre de la professionnalité du travail social. Or la pierre angulaire de la professionnalité du travail social, c’est la distanciation, soit un équilibre entre empathie et parole institutionnelle. Et c’est précisément cette distanciation qui parait radicalement remise en cause dans les EHPAD évoqués précédemment.

La situation n’est pourtant que partiellement inédite. Ce n’est pas d’aujourd’hui que des éducateurs passent une partie de leurs nuits dans les foyers, que ce soit en protection de l’enfance ou dans le handicap, même si la tendance est à leur remplacement par des veilleurs de nuit. Ce vécu, appartenant à une tradition du travail social, est-il pour autant équivalent à l’expérience de ces professionnels en EHPAD ? Pas tout à fait, me semble-t-il. Dans ce dernier cas, la communauté de vie est une composante du cadre institutionnel institué, au sein duquel la distanciation, souvent très difficile, est maintenue et travaillée dans des espaces dédiés, sous la forme de réunions de synthèse, d’équipe ou d’espaces de parole. Dans les EHPAD évoqués, la communauté de vie est inventée par les acteurs et s’invite par effraction dans un cadre institutionnel qui ne la prévoit pas. S’il serait présomptueux et prématuré de parler de processus instituant, l’on peut en revanche entrevoir une réduction de la distanciation.

L’affaire se complique encore avec les nouvelles distances sociales introduites dans le travail social par la crise sanitaire. Que ce soit dans le champ du handicap, avec la fermeture d’Institut médico-éducatif (IME), en protection de l’enfance, avec la suspension des visites en Maison d’enfants à caractère social (MECS) et les accompagnements à distance en Aide éducative en milieu ouvert (AEMO), en insertion par l’activité économique avec également des accompagnements à distance, les exemples abondent de mises à distance physique de l’accompagnement. Ces circonstances caractérisent-elles un mouvement inverse à celui qui était observé dans les EHPAD ?

Quelques commentaires d’acteurs doivent nous inviter à y regarder de plus près, qui témoignent du fait que, entre les acteurs de la protection de l’enfance, « beaucoup moins soumis aux normes habituelles », se sont créées « des relations plus naturelles, plus de solidarité ». Au total, « si la crise a fragilisé certains liens, elle en a aussi renforcé. Une certaine énergie se dégage du fait de traverser ça ensemble » (1). Ce serait donc bien un vécu commun, partagé, qui serait à l’origine d’une nouvelle expérience de solidarité portée par le travail social, caractérisée par un rapprochement assumé, qui nous oblige à reconsidérer les attendus et les pratiques de la distanciation, d’une part et qui parait, d’autre part, en mesure d’affaiblir cette asymétrie de la relation que le travail social a identifiée depuis longtemps et qu’il cherche à réduire avec une constance qui l’honore.

Modèle organisationnel et coopération

À ce stade, des liens peuvent être établis avec des réflexions et expérimentations en cours dont la source est cette fois le modèle organisationnel des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Ces fameux Établissement sociaux et médico-sociaux (ESMS), lorsqu’ils appartiennent au secteur privé non lucratif, sont alors appréhendés comme des organisations d’économie sociale et solidaire, tout simplement parce que leur association de gestion le sont. Cette perspective peut ouvrir la voie à un bouleversement de l’optique des relations entre professionnels du social et destinataires de leur intervention.

Et cela pour au moins deux raisons.

La première a trait à une pensée du travail social d’abord comme une forme de solidarité en actes. Qu’il constitue, comme forme opérationnelle de l’action sociale, une incarnation de la solidarité nationale dont les travailleurs sociaux sont les agents, est une évidence éprouvée quotidiennement par les professionnels lorsqu’ils mettent en œuvre les orientations et réglementations des politiques sociales. Il est proposé de les considérer également comme acteurs d’une solidarité vécue, au sens qui en est donné par l’économie solidaire, c’est-à-dire construite sur des relations d’interdépendance et de réciprocité, en l’occurrence entre des citoyens travailleurs sociaux et des citoyens exprimant, conjoncturellement ou durablement, le besoin d’une aide particulière.

La seconde est liée aux modèles organisationnels de ces mêmes ESMS. Ils sont aujourd’hui structurés autour d’un projet, d’établissement ou de service, dont l’élaboration doit, selon une recommandation de la défunte Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), associer fortement les usagers. Ces derniers sont alors considérés comme « parties prenantes » (2), au même titre que les professionnels et les partenaires. Il parait donc légitime d’envisager le projet comme une ambition commune, construite conjointement par ces différentes catégories d’acteurs. Outre cette forte incitation réglementaire, l’on voit parfois affirmée par le projet des établissements et services la nécessité d’équivalence de traitement entre professionnels et usagers, que ce soit en termes de bientraitance, ou de participation, et cette mise en miroir figure également dans certains projets associatifs.

(1) « Philippe Fabry : dans la protection de l’enfance, ‘ la crise a fragilisé certains liens et en a renforcé d’autres ’ (IRTS), in ASH, Rebondir ensemble, n°26, 30 avril 2020 2 « Élaboration, rédaction et animation du projet d’établissement ou de service », Recommandations de bonnes pratiques professionnelles, ANESM, décembre 2009

(2) Élaboration, rédaction et animation du projet d’établissement ou de service », Recommandations de bonnes pratiques professionnelles, ANESM, décembre 2009

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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