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• TERRAIN - Journal de bord - L’accompagnement social à distance : retour d’expérience sur une période hors norme et réflexion sur le sens commun en situation de crise sanitaire (2)


Par Florence, Travailleuse sociale,

Patrique
Patrique a dix-sept ans et il continue sa scolarité en distanciel et en partageant le T4 de 76m² avec sa mère et ses trois jeunes frères. Originaire de République Démocratique du Congo, Victoria est arrivée en 2014 en France et elle ne peut pas aider son fils dans la recherche d’un lieu d’apprentissage. Patrique l’a rejoint en France par ses propres moyens en 2017. Maintenant, il doit anticiper une majorité par la quête d’un statut administratif : demande d’un passeport puis d’une carte consulaire via le site internet de l’ambassade où il faut aussi justifier du versement des 250 € puis des 100 €. Avec sa mère, il ira à Paris ce qui signifie ouvrir un compte et acheter les ebillets de train. Cette « régularisation » identitaire représente une somme conséquente au regard des 1 684 € de ressources mensuelles de la famille.

Jean
Cette période de crise sanitaire a remis l’humain au centre des préoccupations et elle a permis l’émergence de nouvelles formes de solidarité : prendre des nouvelles régulièrement de chacun et en particulier de Jean qui touche le fond car il se sent « empêché », bien qu’il ne soit « pas idiot ». Il avait envie avant cette « phase de non-sens ». Jean était courtier en assurance avant de déposer le bilan de sa société et de perdre son statut d’indépendant. Déclarer ses ressources sur l’année 2018, il n’y arrive pas, il est « perdu ». C’est une prise de tête car il n’a plus confiance en lui, depuis le décès de son épouse. Avec Jocelyne du C.C.A.S, nous ne le lâchons pas : je lui envoie des messages courts sur son téléphone afin d’anticiper un « pétage de plomb » et de le rassurer sur ses capacités. Jocelyne s’installe avec une table de camping dans la cour des logements d’urgence pour vérifier la bonne réalisation des démarches. Jean parvient à scanner sa déclaration U.R.S.S.A.F. 2018, en téléchargeant un logiciel sur son Smartphone. Je transfère le document à la C.A.F. via l’adresse mail des référents et le Revenu de Solidarité Active (R.S.A.) qu’il n’avait plus depuis cinq mois est débloqué. Ainsi, Jean passe de 969 € à 1 457 € par mois pour lui et ses trois enfants. Pendant le confinement, ses beaux-parents, qui sont âgés, n’ont pas pu venir lui apporter des courses alimentaires. Jocelyne l’inscrit aux Restaurants du Cœur, ce qui permet à Jean de prendre en assurance. Lors de nos concertations téléphonique tous les jeudis matin, nous constatons le chemin qu’il a parcouru et nous redécouvrons le sens de nos actions.

Sarah
Pour Sarah, l’accès à un logement d’urgence, après un mobil-home sur un camping, aurait pu constituer une opportunité de faire évoluer sa situation. Son premier enfant est placé chez sa mère, son deuxième est toujours avec elle et elle est enceinte. Son nouveau compagnon de dix-huit ans lui fait tourner la tête et l’alcool est présent dans sa vie. Pendant le confinement et même après, elle ne règle pas les 100 € par mois de redevance au titre de son hébergement. Elle ne souscrit pas non plus d’assurance multirisque habitation, car elle veut d’abord régler ses anciennes dettes. Le C.C.A.S. m’interpelle presque toutes les semaines : les poubelles ne sont pas sorties, ses affaires personnelles laissées dans le couloir de l’immeuble gênent le passage, le chien ne devrait pas être présent dans le logement, tout comme son compagnon. En lien avec l’assistante sociale qui a orienté Sarah, nous réfléchissons à une stratégie : une aide-ménagère pour l’entretien du logement, une orientation vers un dispositif spécifique destiné aux femmes victimes de violences (issu de l’appel à projet des 10 000 logements sociaux dans le cadre de la politique du Logement d’Abord) ou encore une aide financière du département. Sarah trouve des excuses à son compagnon qui a vécu un traumatisme lorsqu’il était enfant et qui ne gère pas ses affects. Sous contrôle judiciaire, il a interdiction de l’approcher, mais les gendarmes le font sortir régulièrement du logement d’urgence. Entre immaturité et emprise, une Information Préoccupante permettra d’évaluer les capacités éducatives de Sarah. Chronique d’un échec annoncé, le C.C.A.S. refuse de l’héberger plus de cinq mois, car elle n’a pas pris conscience de l’enjeu de « se glisser dans le moule ». La volonté de tirer vers le haut les personnes se heurte parfois à des empêchements liés à la trajectoire de vie où à la gestion de ses dépendances. L’humain dans et hors confinement échappe aussi aux projections d’un accompagnement à l’insertion. La dynamique partenariale à plusieurs mains utilise les vecteurs de communication basiques : le téléphone et les courriels. Le réseau social invite à réfléchir, à échanger et à se coordonner. Il s’agit de partager des risques et des chances, de se rassurer et de se réassurer considérant que les personnes ne se limitent pas au projet que nous élaborons pour et avec elles.

Pour conclure, l’accompagnement social est la construction d’un résultat commun par la coopération d’acteurs de différentes institutions. Au sein de mon service, le télétravail ou travail distancié s’est imposé avec la crise. Une fois cette dernière passée, l’encadrement préfère « objectiver ce qui peut relever du télétravail » plutôt que de créer les conditions de la confiance. Dans cette société où la communication est une arme puissante, nous pouvons nous inspirer du concept de « distanciation » développé par Norbert Elias (1). A travers son regard, la mise à distance conduit au « double lien » car la compréhension du réel n’est possible, qu’à condition de désapprendre les découpages traditionnels et de rassembler les objets et les connaissances des différents acteurs. Le temps est une donnée essentielle dans cette approche globale et distanciée, pour mesurer les évolutions et identifier les impacts des changements. La prise de conscience que la sécurité pour les uns est génératrice d’insécurité pour les autres oblige à prendre du recul sur son métier. Ainsi, tout ne relève pas de l’intervention, il convient aussi d’être présent et d’expliquer afin qu’une compréhension du monde qui nous entoure puisse émerger. Faire preuve de pédagogie permet de faire face à ces nouvelles réalités sociales et d’exercer une influence sur le devenir des personnes en situation de précarité. Le changement de paradigme n’est pas pour aujourd’hui malgré les bonnes intentions et les grands discours, mais l’important est de conserver le fil rouge de ses convictions.

(1) Engagement et distanciation, Norbert Elias, Fayard, 1983

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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