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• TERRAIN - Lettre posthume
Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés,
Cette fois, tu écouteras, tu iras jusqu’au bout de la lecture. Pas vraiment le choix, tu vas entendre comment le mutisme en est venu à nous ligoter.
T’en souviens-tu ? T’en souviens-tu de notre première rencontre ? Nous étions jeunes, très jeunes, et l’avenir infini nous attendait patiemment.
T’en souviens-tu ?
Un 5 septembre, jour de rentrée, tu es arrivée toute bronzée dans une magnifique robe bleue. Ton regard noir s’est accroché au mien et plus rien n’existait autour. J’avais six ans et mon angoisse, de ce premier jour d’école, s’est envolée. Tu étais là. Et tu ne m’as plus jamais quitté. Tu t’es glissée tranquillement sur le siège près du mien, sans un mot, souriante et tellement sûre de toi, déjà. Autour de nous ça braillait, ça criait, ça racontait les vacances et le plaisir d’en revenir. Le brouhaha de la classe s’est arrêté dès l’entrée de la maîtresse.
Nous ne savions ni lire, ni écrire.
Ensemble, nous avons découvert ce monde-là, ensemble, ce mot m’est essentiel, et aujourd’hui l’émotion-souvenir se mêle au gâchis de la suite. La suite, je vais te la raconter telle qu’elle m’a éprouvée au long de toutes ces années partagées avant la dégringolade, jusqu’à l’éparpillement et la déchirure de nos vieux jours.
Je n’étais pas doué, tu l’étais. Tu avais la grâce (et tu l’as toujours même toute ridée), l’allure déterminée et la vivacité d’une intelligence curieuse. J’étais inquiet, encombré d’un barda de souffrances, d’images de mort et de vide. Un peu gauche, un peu trop maigre, les pensées embrouillées. Je ne sais pas ce que tu as perçu de moi quand tu as choisi de me rejoindre, mais ma grisaille intérieure s’est colorée comme par magie. J’ai vu en toi une belle sorcière, c’est ça que j’ai ressenti le cinq-septembre à 8h30 ce matin-là. Tu as chamboulé ma petite vie.
Notre première année commune du matin jusqu’à la sonnerie du soir. Neuf heures par jour, repas de midi compris, sauf le jeudi vaqué, journée longue et ennuyeuse le premier trimestre. Heureusement, nous avons vite appris à écrire. Ce désir-là, nous l’avions tous les deux. Absent l’un de l’autre, au milieu de la semaine, nous avons ressenti un manque terrible. Et, sans nous le dire, chacun chez soi, nous avons rencontré le plaisir des mots. Nous écrivions secrètement, tout, tout ce que nous vivions, avec les pleins, les déliés, les mots appris dans la semaine, les fautes d’une orthographe de débutants mais forts de notre soif d’y arriver. La solitude du jeudi, loin de nous éloigner, consolidait notre lien. Ce jour attendu devenait une source pétillante.
Apprendre, pour nous deux, était comme une urgence. Une obligation sans contrainte, un désir absolu, une nécessité. Nous pensions, sans vraiment l’élaborer, que le monde nous appartiendrait dès que nous saurions lire.
Loin l’un de l’autre, on se sentait moins seul avec les mots et chaque jour ressemblait aux jeudis de notre enfance avec la saveur en moins de l’attente.
Je cherche ce qui a dérapé, ce qui nous a fait déraper.
Te souviens-tu de notre arrivée en sixième ? La découverte d’une autre langue, les changements de salles, de profs chaque heure ou presque ? A force d’être ensemble, notre complicité nous façonnait. Mon corps était moins gauche, mon regard s’ancrait plus facilement dans celui de l’autre, je me sentais tranquille. Les copains nous appelaient les jumeaux. En cinq ans, tu m’avais élevé jusqu’à toi. Oui, je t’admirais déjà. Toi, fille unique de parents professeurs, et moi, orphelin, vivant dans une famille d’accueil. Qui aurait parié sur notre long trajet commun ?
L’entrée en seconde, le Bac, la Fac de lettres, les Masters, notre thèse ; toutes ces années d’études ont filé sans accrocs. Tu es restée jolie, et moi le suis devenu. Notre lien amoureux s’est installé naturellement, nous écrivions et vivions notre histoire dans un présent perpétuel.
Moi je t’admirais, mais toi, que trouvais-tu en moi ? Un miroir ? La preuve de ton pouvoir ? Je t’ai souvent demandé ce que je t’apportais, mais tu-m’aimais-c’est-tout-y’a-rien-à-ajouter. Alors, je ne rajoutais rien.
Notre amour, consolidé au gré des mots, a donné naissance à notre enfant. Petite fille aux yeux noirs, comme les nôtres, elle est arrivée en silence pour ne pas déranger. Étrangement belle, fine et discrète, elle n’a rien demandé, juste de s’endormir sur ton ventre épuisé. Tes deux mains ont enveloppé son corps et elle a souri. Ces images, gravées depuis cinquante années, restent intactes, alors que bien d’autres sont passées à la trappe.
T’en souviens-tu ? Un instant suspendu où aucun mot n’avait sa place.
Cette enfant silencieuse, elle l’est restée.
Notre petite Garance écarquillait les yeux au-delà de nous, souriait paisiblement, dormait toutes ses nuits, même quand le tonnerre grondait. Nos amis étaient admiratifs. Ils racontaient la première année des leurs, la fatigue, l’épuisement, l’absence de vie sociale, le début des disputes. Pour nous rien de tout ça, au contraire, la même entente avec un petit trésor à choyer.
Le long fleuve tranquille s’est transformé en torrent, puis en chutes du Niagara. Inconsolables, nous refusions d’entendre l’évidence. Garance ne parlera pas, Garance n’écrira pas, Garance ne lira pas. Le diagnostic médical était tombé. Quelle violence ! Comment continuer et cicatriser la blessure ? Notre savoir, notre intelligence, notre amour n’étaient d’aucun secours.
T’en souviens-tu de cette journée noire ? De l’hôpital à la maison nous avons déambulé tous les trois, la petite entre nous, son visage girouette et notre tristesse en réponse. Comment lui expliquer, comment ne pas lui transmettre notre souffrance, comment lui dire qu’elle n’est pas en faute ? Comment supporter d’avoir fait un enfant à mille lieues de notre raison de vivre ?
Nous ne nous sommes pas effondrés, mais le chagrin s’est incrusté. Garance ressentait sans comprendre. Un soir, elle s’est glissée entre nous, a posé sa tête sur ma jambe, a attrapé tes mains en te faisant comprendre qu’elle les voulait bien calées autour d’elle. Ainsi blottie, elle a souri et s’est endormie. T’en souviens-tu ?
Le médecin avait raison, elle n’a su ni lire, ni écrire. D’école ordinaire en école spéciale, elle a perdu le sourire. A la perte de son sourire, qui illuminait son visage depuis sa naissance, notre complicité s’est délitée. Je crois que c’est le début d’une longue série de silences. Nous ne trouvions plus les mots qui accompagnaient notre vie. Aucun mot ne traduisait ce qui se passait à l’intérieur de nous, nous étions perdus.
Notre Garance nous a abandonnés un matin de trop grande tristesse. Elle n’a plus eu la force. Egarée par notre silence, notre désunion, elle ne se lisait plus dans nos yeux attentifs, elle se sentait disparaître. Elle a disparu.
Nous sommes tombés encore plus bas. Nous ne savions pas que c’était possible.
T’en souviens-tu ?
Pour qu’elle vive encore nous nous sommes tus, oui, c’est ça qui s’est passé. Pour qu’elle ne disparaisse pas complètement, pour ne pas l’oublier, nous taire a été notre seule solution.
Nous n’en avons jamais parlé, mais notre complicité est allée jusque-là, jusque dans la douleur. Depuis quarante années, son silence nous accompagne, il me faut le rompre, puisque je ne suis plus. Tu continues sans nous, c’était toi la plus forte. Sache que mon amour ne t’a jamais quitté.