N° 1059 | Le 19 avril 2012 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Avant d’être immigré, on est migrant : c’est la misère, la guerre ou la terreur politique qui poussent à fuir son pays natal et à rompre tant avec ses attaches qu’avec son existence antérieure. Mais ces conditions invivables vont imposer à l’individu une posture guère plus supportable : être pris dans une zone tampon entre le totalement dedans et le totalement dehors.
Car, au-delà de l’incarnation dans un corps et un visage, être étranger constitue un état, plus qu’un statut, marqué avant tout par une forme de vide, un manquement, une identité négative. Avant de trouver une place dans la contrée d’accueil, on n’est déjà plus chez soi, dans son pays d’origine. Avant d’aspirer à un reclassement, on subit un déclassement. Avant d’être dans la quête d’une place, on est un déplacé. L’étranger se sent d’autant plus dans l’entre deux que la nation où il migre le stigmatise comme appartenant au groupe des autres, comme marqué par l’anormalité, comme quelqu’un qui n’aurait rien à dire, ni rien à apporter.
La précarisation et la marginalisation qui lui sont imposées sont autant d’occasions pour réarmer l’identité nationale et idéaliser un intérieur fantasmé face à un extérieur surdéterminé comme potentiellement dangereux. La cohésion d’un groupe se fait toujours au détriment de ceux qui s’en distinguent. Les uns et les autres semblent alors dotés de qualités naturelles, essentialisées, rendant leur cohabitation incompatible.
Face aux tentatives de déshumanisation de l’autre, suscitée par la peur du mélange, la hantise de la créolisation et l’appréhension du partage du sensible des uns avec le sensible des autres, Guillaume Le Blanc se fait le chantre de l’hybridation. Il en appelle à un renoncement, celui d’ériger ses propres différences en norme universelle et à une ouverture, celle de participer au flux des cultures et des influences réciproques. La capacité non seulement de nous mettre à la place de l’autre, mais aussi de nous laisser transformer par lui, constitue non un handicap, mais une chance. Le mélange est la condition du renouvellement de la nation qui ne peut que s’enrichir de la créativité et de la puissance de vie de toutes les parties qui la composent.
Mais être ouvert aux influences extérieures, c’est aussi s’ouvrir à cet autre qui peut surgir en nous. Accepter la différence chez l’autre, c’est l’accueillir en soi quand elle survient, parce que la maladie nous assaille, parce que le chômage nous affaiblit, parce que la mort d’un proche nous abat. Comme l’étranger a perdu sa vie antérieure, nous perdons alors la santé, le travail ou un être cher. Ces épreuves nous confrontent à l’étrangeté et à l’altérité par rapport à notre existence passée. Accepter l’étranger hors de nous, c’est donc aussi l’accepter en nous.
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