N° 1294 | Le 27 avril 2021 | Par Stéphanie Soto , monitrice éducatrice, Pauline Catalan, Priscille Sauzet et Guy Plagne, éducatrice/éducateur spécialisé·e, association Vallée de l’Hérault. | Échos du terrain (accès libre)
Portés par une réflexion collective du comité local de santé mentale, les professionnel·le·s de Pézenas du service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) ont réfléchi à l’impact de la fracture numérique sur le public accompagné.
Impôts, allocations familiales, carte grise, état civil, assurances, sécurité sociale… sont autant d’éléments nécessaires au fonctionnement de la vie de chacun. A l’ère de la dématérialisation de l’intégralité des services publics, alors qu’internet occupe une place grandissante dans nos quotidiens, les compétences pour y accéder sont généralement, sinon parfaitement maîtrisées, au moins acquises et fonctionnelles pour une grande partie des citoyens « ordinaires ». Mais, force est de constater qu’une large partie de la population reste oubliée, ne disposant pas des codes de communication nécessaires. Ces personnes sont donc, au mieux, accompagnées par un tiers pour toutes leurs démarches, au pire, livrées à elles-mêmes au risque de nombreuses dérives et problèmes en découlant (1), notamment dans l’activation et/ou le renouvellement de droits mais aussi dans l’exercice des devoirs.
Les personnes en situation de handicap se trouvent fréquemment dans une situation de grande précarité et d’exclusion face à un usage qui souvent les dépasse. Les plus jeunes utilisent seuls le numérique pour des recherches, culturelles parfois, des jeux en ligne, en réseau, ou encore pour les réseaux sociaux (type Facebook). Mais, le niveau minimum permettant une relative autonomie (au moins administrative) est rarement atteint, ceci en raison d’un handicap psychique et/ou mental, du manque d’alphabétisation ou encore du manque de moyens matériels, ne permettant ni apprentissage procédural, ni habituation. Au sein de l’antenne de Pézenas de notre SAVS, nous mesurons combien l’accompagnement pour les démarches administratives est indispensable pour l’ensemble des personnes qui ne maitrisent pas l’« usage d’internet dans sa globalité afin de saisir l’ensemble des informations correctement (créer une boîte mail, se souvenir des mots de passe, créer un espace personnel,…) » (2). L’ergonomie des sites ne permettant pas toujours une navigation intuitive, elles nous demandent de faire « avec eux » ou « à leur place » des démarches sur les sites de l’administration française, les boîtes mail, les comptes clients, les comptes bancaires, les recherches pour un séjour de vacances,… Nous assurons aussi une médiation (mail et scans) avec les mandataires à la protection des majeurs, ainsi que le suivi médical (rendez-vous sur Doctolib, mail au psychiatre pour une ordonnance, arrêt de travail,…). Même lorsque les personnes sont sous mesure de protection (curatelle simple ou renforcée), elles sont souvent « exclues » : « l’absence d’accès spécifique dédié au tuteur sur les sites de démarches en ligne contraint ce dernier à utiliser les identifiants personnels du majeur protégé et à l’exclure de fait des démarches administratives et donc de ses droits fondamentaux » (3). Cela vient, non seulement, renforcer le rapport de dépendance à un autre (quel qu’il soit), engendre un risque majeur d’exclusion et conduit à des situations de vulnérabilité numérique ou administrative. Apparaît donc un « surhandicap », avec le sentiment de perdre encore davantage de liberté et de capacité à exercer leur citoyenneté.
Nous souhaiterions pouvoir lutter contre ce sentiment d’exclusion et tenter de favoriser une autonomisation dans la « navigation » sur internet. Mais, cela nécessite d’être en possession d’un ordinateur, d’une tablette, d’une box. Pour beaucoup de personnes, ce n’est pas le cas.
Nous pourrions créer un espace dans la Cité, support complémentaire au SAVS dédié à cet « apprentissage » pour les personnes suivies, sous forme de rencontres individuelles ou de mini-ateliers (à deux ou trois) ». Elles bénéficieraient d’un frayage, d’un accompagnement au démarrage, afin qu’elles puissent ensuite s’approprier ces nouveaux lieux et services. Cela sous-entend une pédagogie personnalisée, en fonction des compétences de chacun, permettant d’accompagner, d’expliquer, de conseiller, de médiatiser la rencontre avec le numérique jusqu’à l’acquisition d’automatismes. L’objectif serait d’amener la personne à être capable de transposer ses connaissances et les compétences acquises à d’autres situations et de promouvoir l’apprentissage grâce à l’étayage d’un « pair aidant ». L’accès à la connaissance par une transmission du savoir et de l’expérience, par l’équipe éducative ou par les pairs, constitue une piste particulièrement fertile. Nous pourrions, en outre, être relayés par un intervenant extérieur, ce qui laisserait la possibilité aux travailleurs sociaux en poste de se consacrer aux activités pour lesquelles ils sont initialement mandatés : l’accompagnement à la vie sociale (réelle) dans toutes ses composantes, favorisant le développement de l’autonomie et l’épanouissement de la personne.
Nous aimerions aussi partager cette réflexion avec les personnes suivies par le SAVS en nous appuyant sur l’instance Vie Sociale et Citoyenneté (4), afin qu’elles puissent s’impliquer dans ce projet, amener d’autres idées, des témoignages, de nouvelles perspectives. L’une d’entre elles pourrait être associée au comité de pilotage qui réfléchit à cette thématique et qui réunit différents acteurs de la Cité au travers du CLSM (Conseil local de santé mentale regroupant élus locaux, Centre de Jour, institutions sociales, médico-sociales, sanitaires, organismes de tutelle…). Dans nos formations d’éducateur spécialisé ou de moniteur éducateur, nous n’avons pas bénéficié d’enseignements ou d’une pédagogie visant à faciliter l’accès au numérique des publics accompagnés. S’il est évident que nous faisons avec nos propres moyens, notre rapport à l’outil informatique et nos connaissances personnelles, il serait pertinent de développer notre savoir-faire en la matière. Soutenu par le CREAI-ORS et la Fondation de France, le réseau du CLSM porte l’idée de pouvoir mettre en place des formations croisées ouvertes aux « aidants informatiques » des diverses institutions (y compris les représentants des usagers de ces établissements), favorisant ainsi une interconnaissance entre les acteurs, les libérant de leur dépendance à leurs institutions référentes. L’implication des associations tutélaires dans cette démarche, nous semble indispensable afin de réfléchir ensemble, à la façon dont on pourrait diminuer le rapport de dépendance en « faisant à la place de » et favoriser au contraire, dès lors que c’est possible, une émancipation et une autonomisation de la personne. L’enjeu pour la personne en situation de handicap, est bien de devenir actrice à part entière du maintien de son inclusion dans la société, et de fait, de sa propre vie.
(1) Pinède N., Penser le numérique au prisme des situations de handicap : enjeux et paradoxes de l’accessibilité. tic & société, 12 ; 2018 ; p. 9-43. (2) Dossier de presse Défenseur des droits, Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics ; 2019 ; p.10. (3) idem (4) Instance de représentations des usagers où sont élus pour trois ans un président et un secrétaire. Des réunions biannuelles organisées en collectif abordent différents sujets de la vie courante sur le versant de la citoyenneté. Une réunion annuelle rassemble l’ensemble des représentants des usagers.