N° 1051 | Le 23 février 2012 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale
Maurizio Lazzarato
L’hypothèse centrale que nous propose Maurizio Lazzarato s’appuie sur une mutation essentielle du modèle ayant structuré, jusque-là, le lien social : la société ne serait plus fondée ni sur l’échange économique, ni sur l’échange symbolique, mais sur le rapport entre créancier et débiteur. Il adosse sa démonstration à un certain nombre de faits particulièrement éloquents. Si l’on observe ce qui se passe aux Etats Unis, le taux d’endettement des ménages s’y élève à 120 %. Un étudiant termine son master en droit avec en moyenne 77 000 dollars de dettes, le futur médecin en ayant accumulé, quant à lui, 140 000 qu’ils mettront, l’un et l’autre, une partie de leur existence à rembourser.
Le 30 juin 2008, la dette agrégée des familles, des entreprises, des banques et des administrations publiques y représentaient 51 000 milliards de dollars, pour un PIB de 14 000 milliards de dollars. Notre pays n’est pas épargné par ces mécanismes. Ainsi, l’Unedic, en déficit chronique, a dû emprunter 4 milliards d’euros en décembre 2009 et 2 milliards, en février 2010. Plus généralement, chaque bébé français hérite, en naissant, de 22 000 euros de dettes, correspondant aux déficits considérables accumulés par un État qui a fait le choix de réduire sa fiscalité et de transférer plusieurs points de PIB vers les entreprises et les plus riches.
Et comme l’Union européenne a interdit à ses membres de monnayer leur dette sociale auprès de leur banque centrale, ces emprunts sont contractés sur un marché financier largement alimenté par les 62 000 milliards de dollars d’actifs que possèdent au niveau mondial les Sicav, les fonds de pension et les sociétés d’assurance. La domination, dans l’économie, du rapport entre dettes et crédits a profondément changé le lien social. Le travailleur salarié s’est transformé en capital humain qui doit assurer lui-même sa formation et l’amélioration de son employabilité, la croissance de son potentiel et sa valorisation personnelle.
Devenir l’entrepreneur de soi impose d’assumer des risques, à la place d’un État et d’entreprises qui ne veulent plus les prendre en compte. D’où l’émergence de suivis individualisés et autres « coachings ». Ce qui était revendiqué comme autant de droits collectifs relève dorénavant de la dette privée, les ayants droit se transformant en débiteurs et les assurances collectives devenant des contrats individuels : pas d’augmentation de revenus, mais des facilités de paiement à la consommation ; pas de droit au logement, mais l’ouverture de crédits immobiliers ; pas de droit à la scolarisation, mais des prêts pour les études ; pas de mutualisation des risques (chômage, santé, retraite), mais des assurances privées. La figure de l’homme endetté devient le nouveau paradigme.
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