N° 1102 | Le 18 avril 2013 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
La fabrique des folies. De la psychanalyse au psychopharmarketing
Mikkel Borch-Jacobsen
Il est quand même des faits qui sont pour le moins troublants. Aux Etats-Unis, entre 1846 et 1944, on comptabilisa 76 cas de personnalités multiples. En 1984, on en comptera 1000 et en 1989 4000. En France, le taux de dépression a été multiplié par sept entre 1970 et 1996, celui du trouble bipolaire s’étant accrue de 4000 % entre1994 et 2002. En Grande Bretagne, le déficit d’attention avec hyperactivité concernait 6000 sujets en 1994, contre 345 000 en 2002.
Quelle est donc cette épidémie qui semble s’emparer des patients ? Pour Mikkel Borch-Jacobsen, il ne s’agit nullement de l’éclosion de maladies imaginaires. L’angoisse existentielle, le mal de vivre, la tristesse, la difficulté d’avoir des relations, les comportements inadaptés, les errances du désir ont toujours existé. Mais, selon les périodes historiques, ces troubles, profitant de niches écologiques favorables, viendraient se cristalliser sous forme d’une maladie mentale transitoire. Ce ne sont donc pas tant les progrès de la science psychiatrique qui permettent d’affiner le diagnostic, mais les malades qui s’identifient aux descriptifs des nomenclatures en vigueur.
Ainsi, la maladie mentale n’existerait pas indépendamment de la théorie du moment qui la désigne et se construirait dans une étroite interaction entre le malade, le médecin et l’époque dans laquelle elle se manifeste. Pire, en choisissant de devenir dépressif, plutôt qu’anxieux ou hystérique, le patient s’adapterait au marketing qui popularise les symptômes et vante les bienfaits des médicaments et traitements présents sur le marché. Pour illustrer ce mécanisme, l’auteur, grand pourfendeur de la psychanalyse devant l’éternel, conteste la légende présentant un Freud se libérant de l’approche suggestive de l’hypnose et donc de l’influence exercée sur ses patients.
Son corpus théorique serait le produit de la seule clinique : ce serait les patients qui l’auraient inspiré et le confirmeraient lors de chaque cure. En réalité, le bon docteur n’a jamais rien fait que chercher à vérifier chez eux les interprétations arbitraires qu’il élaborait à partir d’un matériel fragmentaire et douteux. S’ils répondirent activement à ses suggestions aussi subtiles qu’insidieuses, c’est en grande partie parce qu’ils savaient ce qu’ils venaient chercher auprès de lui et devançaient bien volontiers les réponses dont il avait besoin pour étayer sa théorie. « La psychanalyse n’a jamais eu d’autres faits à invoquer, à l’appui de ses thèses, que ceux qu’elle a fabriqués elle-même » (p.230).
Mais ce sévère constat peut tout autant être fait avec les quatre cents autres écoles thérapeutiques existantes, efficaces seulement si l’on adhère à leur système de croyance.
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