N° 1134 | Le 6 février 2014 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Que Wilfried Lignier est cruel ! Non par une quelconque animosité ou méchanceté. Mais parce que l’étude qu’il nous propose ici, d’une rigueur, d’une richesse et d’une précision implacables, fait voler en éclat des idées reçues, particulièrement bien ancrées, à propos des enfants surdoués. Non, ces enfants ne sont ni en souffrance, ni en butte au système scolaire. Tout au contraire, ils sont dans leur grande majorité en avance, bons élèves et particulièrement bien vus par leurs enseignants. Seulement 10 % des familles concernées choisissent une scolarité spécialisée, 90 % préférant maintenir leur enfant au sein d’une école qui n’apparaît ainsi pas si maltraitante que cela à leur égard.
Comment expliquer le décalage entre la réalité et les représentations traditionnelles ? L’auteur nous l’explique fort bien. L’émergence de la question des enfants surdoués est très récente et leur légitimation encore plus. L’identification d’une intelligence hors norme s’est longtemps heurtée à la revendication d’une supériorité intellectuelle peu admissible, ni par l’opinion publique ni par la classe politique. Ce n’est que par l’euphémisation (« enfant à haut potentiel » ou « enfant intellectuellement précoce ») et par l’hypothèse d’un éventuel vécu difficile supplantant une surnormalité soupçonnée d’être avantageuse, que la notion a pu progressivement être admise communément et intégrée par l’Éducation nationale.
Si, jusqu’à la fin des années 1990, dix-neuf ouvrages ont été consacrés à ce sujet, entre 2000 et 2007, les maisons d’éditions en ont publié quatre-vingt-deux. D’où un second questionnement : pourquoi un tel intérêt ? L’hypothèse proposée par Wilfried Lignier est plus que séduisante. L’étude menée par l’auteur permet d’établir que 60 % des enfants concernés ont un père cadre, 4 % employé et de 3 % ouvrier. Les enfants surdoués se recrutent donc, pour l’essentiel, dans les zones économiquement et socialement les plus favorisés de l’espace social. Les familles dont ils sont issus se montrent, en outre, disposées à s’investir très fortement dans l’éducation de leur enfant, la masculinité augmentant notablement les chances de détection de la précocité.
Face à la démocratisation scolaire et à la dévaluation des diplômes, les couches sociales les plus aisées ont adopté toute une série de stratégies d’adaptation, l’enfant surdoué étant l’une d’entre elles. Moins l’école différencie, plus il est détecté. Quand la distinction commence à se structurer en filières, son repérage s’estompe. On parle d’élèves scolarisés en classes européenne ou scientifique, ou encore dans des établissements prestigieux, la notion de lycéens précoces étant incongrue.
L’étude sociologique de Wilfried Lignier nous démontre, avec brio, combien un fait en apparence naturel et objectif peut dépendre des conditions socio-historiques.
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