N° 1282 | Le 27 octobre 2020 | Critiques de livres (accès libre)
Être à une place
Rompant avec une approche misérabiliste, Lionel Saporiti a mené une recherche sur les ressources déployées par les sdf pour survivre à la rue. Leur fonctionnement quotidien est fondé sur des logiques nourries par une rationalité ancrée dans une histoire de vie. Et c’est justement ce qu’il a choisi de nous décrire, en suivant le quotidien d’une dizaine d’acteurs. Mobilisant d’anciens savoir-faire de commercial, Thiébault accueille les automobilistes à l’entrée d’un parking de musée, son compère Werstle les guidant jusqu’à une place disponible. Monsieur Joe pratique la manche dans son « bureau », portion de rue qu’il a symboliquement privatisé dans l’amplitude horaire d’un salarié ordinaire. Un matelas, placé plus loin entre deux massifs, marque son espace de repos. Il est reconnu dans le quartier pour sa fiabilité et sa capacité de surveillance. Jean-Luc se tient à la porte d’une boulangerie : soignant sa présentation, serviable et respectant la clientèle, il occupe une place identifiée, créant l’inquiétude si un jour il n’est pas là. Être reconnu comme un occupant légitime dans l’environnement : la transaction symbolique recherchée avec les inclus estompe l’invisibilité de la condition sociale et permet une renégociation identitaire. La démonstration d’une utilité sociale permet de détourner le stigmate, les dons reçus étant considérés comme un salaire (in) direct. La notion de travail possède encore toute sa signification et sa vertu dans ces trajectoires sociales brisées. Dès lors, accompagner cette population à une sortie de la rue ne peut faire l’économie du risque identitaire et de désaffiliation à l’égard d’un mode de vie qui a permis de tisser des liens socio-affectifs tant avec son groupe de pairs, qu’avec les passants et les commerçants.
Jacques Trémintin
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